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Page:Dumas - Vingt ans après, 1846.djvu/103

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raient soupçonner quelque chose ; il y a peut-être des espions dans le pays. Vous devinez, Porthos, qu’il s’agit de choses sérieuses.

— Peste ! dit Porthos. Eh bien ! pour faire la digestion promenons-nous dans mon parc.

— Volontiers.

Et comme tous deux avaient suffisamment déjeûné, ils commencèrent à faire le tour d’un jardin magnifique ; des allées de marronniers et de tilleuls enfermaient un espace de trente arpents au moins ; au bout de chaque quinconce, bien fourré de taillis et d’arbustes, on voyait courir des lapins, disparaissant dans les glandées et se jouant dans les hautes herbes.

— Ma foi, dit d’Artagnan, le parc correspond à tout le reste, et s’il y a autant de poissons dans votre étang que de lapins dans vos garennes, vous êtes un homme heureux, mon cher Porthos, pour peu que vous ayez conservé le goût de la chasse et acquis celui de la pêche.

— Mon ami, dit Porthos, je laisse la pêche à Mousqueton : c’est un plaisir roturier ; mais je chasse quelquefois, c’est-à-dire que quand je m’ennuie, je m’assieds sur un de ces bancs de marbre, je me fais apporter mon fusil, je me fais amener Gredinet, mon chien favori, et je tire des lapins.

— Mais c’est fort divertissant ! dit d’Artagnan.

— Oui, répondit Porthos avec un soupir, c’est fort divertissant.

D’Artagnan ne les comptait plus.

— Puis, ajouta Porthos, Gredinet va les chercher et les porte lui-même au cuisinier ; il est dressé à cela.

— Ah ! la charmante petite bête ! dit d’Artagnan.

— Mais, reprit Porthos, laissons là Gredinet, que je vous donnerai si vous en avez envie, car je commence à m’en lasser, et revenons à notre affaire.

— Volontiers, dit d’Artagnan ; seulement je vous préviens, cher ami, pour que vous ne disiez pas que je vous ai pris en traître, qu’il faudra bien changer d’existence.

— Comment cela ?

— Reprendre le harnais, ceindre l’épée, courir les aventures, laisser, comme dans le temps passé, un peu de sa chair par les chemins ; vous savez, la manière d’autrefois, enfin.

— Ah diable ! fit Porthos.

— Oui, je comprends, vous vous êtes gâté, cher ami, vous avez pris du ventre, et le poignet n’a plus cette élasticité dont les gardes de M. le cardinal ont eu tant de preuves.

— Ah ! le poignet est encore bon, je vous le jure, dit Porthos en étendant une main pareille à une épaule de mouton.

— Tant mieux.

— C’est donc la guerre qu’il faut que nous fassions ?

— Eh ! mon Dieu, oui !

— Et contre qui ?

— Avez-vous suivi la politique, mon ami ?

— Moi ? pas le moins du monde.

— Alors, êtes-vous pour le Mazarin ou pour les princes ?

— Moi ? je ne suis pour personne.

— C’est-à-dire que vous êtes pour nous. Tant mieux, Porthos, c’est la bonne position pour faire ses affaires. Eh bien ! mon cher, je vous dirai que je viens de la part du cardinal.

Ce mot fit son effet sur Porthos, comme si on eût encore été en 1640 et qu’il se fût agi du vrai cardinal.

— Oh, oh ! que me veut Son Éminence ?

— Son Éminence veut vous avoir à son service.

— Et qui lui a parlé de moi ?

— Rochefort, vous rappelez-vous ?

— Oui, pardieu ! celui qui nous a donné tant d’ennui dans le temps et qui nous a fait tant courir par les chemins, le même à qui vous avez fourni successivement trois coups d’épée, qu’il n’avait pas volés, au reste.

— Mais vous savez qu’il est devenu notre ami ? dit d’Artagnan.

— Non, je ne le savais pas. Ah ! il n’a pas de