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Page:Dumas - Vingt ans après, 1846.djvu/14

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Mais ce qui montrait encore mieux que tout cela que la cimarre rouge n’était point celle du vieux cardinal, c’était cet isolement qui semblait, comme nous l’avons dit, plutôt celui d’un fantôme que celui d’un vivant ; c’étaient ces corridors vides de courtisans, ces cours pleines de gardes ; c’était ce sentiment railleur qui montait de la rue et qui pénétrait à travers les vitres de cette chambre ébranlée par le souffle de toute une ville liguée contre le ministre ; c’étaient enfin des bruits lointains et sans cesse renouvelés de coups de feu, tirés très heureusement sans but et sans résultat, mais seulement pour faire voir aux gardes, aux Suisses, aux mousquetaires et aux soldats qui environnaient le Palais-Royal, car le palais Cardinal lui-même avait changé de nom, que le peuple aussi avait des armes.

Ce fantôme de Richelieu, c’était Mazarin.

Or, Mazarin était seul et se sentait faible.

— Étranger ! murmurait-il ; Italien ! voilà leur grand mot lâché ! avec ce mot ils ont assassiné, pendu et dévoré Concini, et, si je les laissais faire, ils m’assassineraient, me pendraient et me dévoreraient comme lui, bien que je ne leur aie jamais fait d’autre mal que de les pressurer un peu. Les niais ! ils ne sentent donc pas que leur ennemi, ce n’est point cet Italien qui parle mal le français, mais bien plutôt ceux-là qui ont le talent de leur dire des belles paroles avec un si pur et si bon accent parisien.

— Oui, oui, continuait le ministre avec son sourire fin, qui cette fois semblait étrange sur ses lèvres pâles ; oui, vos rumeurs me le disent, le sort des favoris est précaire ; mais, si vous savez cela, vous devez savoir aussi que je ne suis pas un favori ordinaire, moi ! Le comte d’Essex avait une bague splendide et enrichie de diamants que lui avait donnée sa royale maîtresse ; moi, je n’ai qu’un simple anneau avec un chiffre et une date, mais cet anneau a été béni dans la chapelle du Palais-Royal[1] ; aussi, moi, ne me briseront-ils pas selon leurs vœux. Ils ne s’aperçoivent pas qu’avec leur éternel cri : à bas le Mazarin ! je leur fais crier tantôt vive M. de Beaufort, tantôt vive M. le Prince, tantôt vive le Parlement. Eh bien ! M. de Beaufort est à Vincennes, M. le Prince ira le rejoindre un jour ou l’autre, et le Parlement…

Ici le sourire du cardinal prit une expression de haine dont sa figure douce paraissait incapable.

— Et le Parlement… Eh bien ! le Parlement… nous verrons ce que nous en ferons, du Parlement ; nous avons Orléans et Montargis. Oh ! j’y mettrai le temps ; mais ceux qui ont commencé à crier à bas le Mazarin finiront par crier à bas tous ces gens-là ; chacun à son tour… Richelieu, qu’ils haïssaient quand il était vivant, et dont ils parlent toujours depuis qu’il est mort, a été plus bas que moi, car il a été chassé plusieurs fois, et plus souvent encore il a craint de l’être. La reine ne me chassera jamais, moi, et si je suis contraint de céder au peuple, elle y cédera avec moi, si je fuis elle fuira, et nous verrons alors ce que feront les rebelles sans leur reine et sans leur roi… Oh ! si seulement je n’étais pas étranger, si seulement j’étais Français, si seulement j’étais gentilhomme !

Et il retomba dans sa rêverie.

  1. On sait que Mazarin, n’ayant reçu aucun des ordres qui empêchent le mariage, avait épousé Anne d’Autriche. Voir les Mémoires de Laporte, ceux de la princesse palatine.