Page:Dumas - Vingt ans après, 1846.djvu/15

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En effet, la position était difficile, et la journée qui venait de s’écouler l’avait compliquée encore. Mazarin, toujours éperonné par sa sordide avarice, écrasait le peuple d’impôts, et ce peuple, à qui il ne restait que l’âme, comme le disait l’avocat général Talon, et encore parce qu’on ne pouvait vendre son âme à l’encan ; le peuple, à qui on essayait de faire prendre patience avec le bruit des victoires qu’on remportait, et qui trouvait que les lauriers n’étaient pas viande dont il pût se nourrir[1], le peuple depuis longtemps avait commencé à murmurer.

Mais ce n’était pas tout ; car lorsqu’il n’y a que le peuple qui murmure, séparée qu’elle en est par la bourgeoisie et les gentilshommes, la cour ne l’entend pas ; mais Mazarin avait eu l’imprudence de s’attaquer aux magistrats ! il avait vendu douze brevets de maître des requêtes, et comme les officiers payaient leurs charges fort cher, et que l’adjonction de ces douze nouveaux confrères devait en faire baisser le prix, ils s’étaient réunis, avaient juré sur les Évangiles de ne point souffrir cette augmentation, et de résister à toutes les persécutions de la cour, se promettant les uns aux autres qu’au cas où l’un d’eux, par cette rébellion perdrait sa charge, ils se cotiseraient pour lui en rembourser le prix.

Or, voilà ce qui était arrivé de ces deux côtés :

Le 7 de janvier, sept à huit cents marchands de Paris s’étaient assemblés et mutinés à propos d’une nouvelle taxe qu’on voulait imposer aux propriétaires de maisons, et ils avaient député dix d’entre eux pour parler de leur part au duc d’Orléans, qui, selon sa vieille habitude, faisait de la popularité. Le duc d’Orléans les avait reçus, et ils lui avaient déclaré qu’ils étaient décidés à ne point payer cette nouvelle taxe, dussent-ils se défendre à main armée contre les gens du roi qui viendraient pour la percevoir. Le duc d’Orléans les avait écoutés avec une grande complaisance, leur avait fait espérer quelque modération, leur avait promis d’en parler à la reine, et les avait congédiés avec le mot ordinaire des princes : « On verra. »

De leur côté, le 9, les maîtres des requêtes étaient venus trouver le cardinal, et l’un d’eux, qui portait la parole pour tous les autres, lui avait parlé avec tant de fermeté et de hardiesse, que le cardinal en avait été tout étonné ; aussi les avait-il renvoyés en disant, comme le duc d’Orléans, que l’on verrait.

Alors, pour voir, on avait assemblé le conseil et l’on avait envoyé chercher le surintendant des finances d’Émery.

Ce d’Émery était fort détesté du peuple, d’abord parce qu’il était surintendant des finances et que tout surintendant des finances doit être détesté ; ensuite, il faut le dire, parce qu’il méritait quelque peu de l’être. C’était le fils d’un banquier de Lyon qui s’appelait Particelli, et qui ayant changé de nom à la suite de sa banqueroute, se faisait appeler d’Émery[2]. Le cardinal de Richelieu, qui avait reconnu en lui un grand mérite financier, l’avait présenté au roi Louis XIII sous le nom de M. d’Émery, et voulait le faire nommer intendant des finances : il lui en disait grand bien.

— Ah ! tant mieux, avait répondu le roi, et je suis aise que vous me parliez

  1. Madame de Motteville.
  2. Ce qui n’empêche pas M. l’avocat général Omer Talon de l’appeler toujours M. Particelle, suivant l’habitude du temps, de franciser les noms étrangers.