Page:Dumas - Vingt ans après, 1846.djvu/143

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va vous montrer, ainsi qu’à monsieur le gouverneur, qu’il est fort au-dessus de ses confrères. M. de Chavigny, ayez la bonté de me prêter votre canne.

M. de Chavigny prêta sa canne à M. de Beaufort.

M. de Beaufort la plaça horizontalement à la hauteur d’un pied.

— Pistache, mon ami, dit-il, faites-moi le plaisir de sauter pour madame de Montbazon.

Tout le monde se mit à rire : on savait qu’au moment où il avait été arrêté, M. de Beaufort était l’amant déclaré de Mme de Montbazon.

Pistache ne fit aucune difficulté et sauta joyeusement par-dessus la canne.

— Mais, dit M. de Chavigny, il me semble que Pistache fait juste ce que faisaient ses confrères quand ils sautaient pour Mlle de Pons.

— Attendez, dit le prince :

— Pistache, mon ami, dit-il, sautez pour la reine, et il haussa la canne de six pouces.

Le chien sauta respectueusement par-dessus la canne.

— Pistache, mon ami continua le duc en haussant encore la canne de six pouces, sautez pour le roi.

Le chien prit son élan, et, malgré la hauteur, sauta légèrement par-dessus.

— Et maintenant attention, reprit le duc en baissant la canne presque au niveau de terre : Pistache, mon ami, sautez pour l’illustrissimo Facchino Mazarini di Piscina.

Le chien tourna le derrière à la canne.

— Eh bien ! qu’est-ce que cela ? dit M. de Beaufort en décrivant un demi-cercle de la queue à la tête de l’animal et en lui présentant de nouveau la canne ; sautez donc, monsieur Pistache.

Mais Pistache, comme la première fois, fit un demi-tour sur lui-même et présenta le derrière à la canne.

M. de Beaufort fit la même évolution et répéta la même phrase ; mais cette fois la patience de Pistache était à bout, il se jeta avec fureur sur la canne, l’arracha des mains du prince et la brisa entre ses dents.

M. de Beaufort lui prit les deux morceaux de la gueule et avec un grand sérieux les rendit à M. de Chavigny en lui faisant force excuses et en lui disant que la soirée était finie, mais que s’il voulait bien dans trois mois assister à une autre séance, Pistache aurait appris de nouveaux tours.

Trois jours après, Pistache était empoisonné.

On chercha le coupable, mais, comme on le pense bien, le coupable demeura inconnu. M. de Beaufort lui fit élever un tombeau avec cette épitaphe : « Ci-gît Pistache, un des chiens les plus intelligents qui aient jamais existé. »

Il n’y avait rien à dire à cet éloge, et M. de Chavigny ne put l’empêcher.

Mais alors le duc dit bien haut qu’on avait fait sur son chien l’essai de la drogue dont on devait se servir pour lui, et un jour après son dîner il se mit au lit en criant qu’il avait des coliques et que c’était le Mazarin qui l’avait fait empoisonner.

Cette nouvelle espièglerie revint aux oreilles du cardinal et lui fit grand’peur. Le donjon de Vincennes passait pour fort malsain, et Mme de Rambouillet avait dit que la chambre dans laquelle étaient morts Puylaurens, le maréchal Ornano et