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Page:Dumas - Vingt ans après, 1846.djvu/159

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— Eh bien, qu’y a-t-il là-haut ? demanda l’homme.

— Ayez l’obligeance de nous rejeter nos balles, dit le duc.

Le jardinier fit un signe de la tête, et se mit à jeter les balles, que ramassèrent la Ramée et les gardes. Une d’elles tomba aux pieds du duc, et comme celle-là lui était visiblement destinée, il la mit dans sa poche. Puis, ayant fait au jardinier un signe de remercîment, il retourna à sa partie.

Mais décidément le duc était dans son mauvais jour, les balles continuèrent de battre la campagne, au lieu de se maintenir dans les limites du jeu : deux ou trois retournèrent dans le fossé, mais comme le jardinier n’était plus là pour les renvoyer, elles furent perdues ; puis le duc déclara qu’il avait honte de tant de maladresse et qu’il ne voulait pas continuer.

La Ramée était enchanté d’avoir si complètement battu un prince du sang. Le prince rentra chez lui et se coucha ; c’était ce qu’il faisait presque toute la journée, depuis qu’on lui avait enlevé ses livres.

La Ramée prit les habits du prince sous prétexte qu’ils étaient couverts de poussière et qu’il allait les faire brosser, mais en réalité pour être sûr que le prince ne bougerait pas. C’était un homme de précaution que la Ramée. Heureusement le prince avait eu le temps de cacher la balle sous son traversin.

Aussitôt que la porte fut refermée, le duc déchira l’enveloppe de la balle avec ses dents, car on ne lui laissait aucun instrument tranchant : il mangeait avec des couteaux à lames d’argent pliantes et qui ne coupaient pas. Sous l’enveloppe était une lettre qui contenait les lignes suivantes :


« Monseigneur, vos amis veillent et l’heure de votre délivrance approche ; demandez après-demain à manger un pâté fait par le nouveau pâtissier qui a acheté le fonds de boutique de l’ancien, et qui n’est autre que Noirmont, votre maître d’hôtel ; n’ouvrez le pâté que lorsque vous serez seul, j’espère que vous serez content de ce qu’il contiendra.

« Le serviteur toujours dévoué de Votre Altesse, à la Bastille comme ailleurs,

« Comte de Rochefort. »

«  P. S. Votre Altesse peut se fier à Grimaud en tout point ; c’est un garçon fort intelligent et qui nous est tout à fait dévoué. »

Le duc de Beaufort, à qui l’on avait rendu son feu depuis qu’il avait renoncé à la peinture, brûla la lettre, comme il avait fait avec plus de regret de celle de Mme de Montbazon, et il allait en faire autant de la balle, lorsqu’il pensa qu’elle pourrait lui être utile pour faire parvenir sa réponse à Rochefort.

Il était bien gardé, car au mouvement qu’il avait fait, la Ramée entra.

— Monseigneur a besoin de quelque chose ? dit-il.

— J’avais froid, répondit le duc, et j’attisais le feu pour qu’il donnât plus de chaleur. Vous savez, mon cher, que les chambres du donjon de Vincennes sont réputées pour leur fraîcheur. On pourrait y conserver la glace et on y récolte du salpêtre. Celles où sont morts Puylaurens, le maréchal d’Ornano et le grand prieur, mon oncle, valaient sous ce rapport, comme le disait Mme de Rambouillet, leur pesant d’arsenic.

Et le duc se recoucha en fourrant la balle sous son traversin. La Ramée sourit du bout des lèvres. C’était un brave homme au fond, qui s’était pris d’une grande affection pour son illustre prisonnier, et qui eût été désespéré qu’il lui ar-