Page:Dumas - Vingt ans après, 1846.djvu/160

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rivât malheur. Or, les malheurs successifs arrivés aux trois personnages qu’avait nommés le duc étaient incontestables.

— Monseigneur, lui dit-il, il ne faut point se livrer à de pareilles pensées. Ce sont ces pensées-là qui tuent et non le salpêtre.

— Eh ! mon cher, dit le duc, vous êtes charmant ; si je pouvais comme vous aller manger des pâtés et boire du vin de Bourgogne chez le successeur du père Marteau, cela me distrairait.

— Le fait est, monseigneur, dit la Ramée, que ses pâtés sont de fameux pâtés, et que son vin est un fier vin.

— En tout cas reprit le duc, sa cave et sa cuisine n’ont pas de peine à valoir mieux que celles de M. de Chavigny.

— Eh bien ! monseigneur, dit La Ramée donnant dans le piège, qui vous empêche d’en tâter ? d’ailleurs je lui ai promis votre pratique.

— Tu as raison, dit le duc, si je dois rester ici à perpétuité, comme mons Mazarin a eu la bonté de me le faire entendre, il faut que je me crée une distraction pour mes vieux jours, il faut que je me fasse gourmand.

— Monseigneur, dit la Ramée, croyez-en un bon conseil, n’attendez pas que vous soyez vieux pour cela.

— Bon ! dit à part lui le duc de Beaufort, tout homme doit avoir, pour perdre son cœur ou son âme, reçu de la munificence céleste un des sept péchés capitaux, quand il n’en a pas reçu deux ; il paraît que celui de maître la Ramée est la gourmandise. Soit, nous en profiterons.

Puis tout haut :

— Eh bien ! mon cher la Ramée, ajouta-t-il, c’est après-demain fête.

— Oui, monseigneur, c’est la Pentecôte.

— Voulez-vous me donner une leçon après-demain ?

— De quoi ?

— De gourmandise.

— Volontiers, monseigneur.

— Mais une leçon en tête-à-tête. Nous enverrons dîner les gardes à la cantine de M. de Chavigny, et nous ferons ici un déjeûner dont je vous laisse la direction.

— Hum ! fit la Ramée.

L’offre était séduisante ; mais la Ramée, quoi qu’en eût pensé de désavantageux en le voyant M. le cardinal, était un vieux routier qui connaissait tous les pièges que peut tendre un prisonnier. M. de Beaufort avait, disait-il, préparé quarante moyens de fuir de prison. Ce déjeûner ne cachait-il pas quelque ruse ?

Il réfléchit un instant, mais le résultat de ses réflexions fut qu’il commanderait les vivres et le vin, et que par conséquent aucune poudre ne serait semée sur les vivres, aucune liqueur ne serait mêlée au vin. Quant à le griser, le duc ne pouvait avoir une pareille intention, et il se mit à rire à cette seule pensée ; puis une idée lui vint qui conciliait tout.

Le duc avait suivi le monologue intérieur de la Ramée d’un œil assez inquiet à mesure que le trahissait sa physionomie ; mais enfin, le visage de l’exempt s’éclaira.

— Eh bien ! demanda le duc, cela va-t-il ?

— Oui, monseigneur, à une condition.

— Laquelle ?

— C’est que Grimaud nous servira à table.

Rien ne pouvait mieux aller au prince.

Cependant il eut cette puissance de faire prendre à sa figure une teinte de mauvaise humeur des plus visibles.

— Au diable votre Grimaud ! s’écria-t-il, il me gâtera toute la fête.

— Je lui ordonnerai de se tenir derrière Votre Altesse, et comme il ne souffle pas un mot, Votre Altesse ne le verra ni ne l’entendra, et avec un peu de bonne volonté pourra se figurer qu’il est à cent lieues d’elle.

— Mon cher, dit le duc, savez-vous ce que