Aller au contenu

Page:Dumas - Vingt ans après, 1846.djvu/161

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

je vois de plus clair dans tout cela ?… c’est que vous vous défiez de moi.

— Monseigneur, c’est après-demain la Pentecôte.

— Eh bien ! que me fait la Pentecôte à moi ? Avez-vous peur que le Saint-Esprit ne descende sous la figure d’une langue de feu pour m’ouvrir les portes de ma prison ?

— Non, monseigneur, mais je vous ai raconté ce qu’avait prédit ce magicien damné.

— Et qu’a-t-il prédit ?

— Que le jour de la Pentecôte ne se passerait pas sans que Votre Altesse fût hors de Vincennes.

— Tu crois donc aux magiciens, imbécile ?

— Moi, dit la Ramée, je m’en soucie comme de cela, et il fit claquer ses doigts. Mais c’est monseigneur Giulio qui s’en soucie ; en qualité d’Italien, il est superstitieux.

Le duc haussa les épaules.

— Eh bien, soit, dit-il avec une bonhomie parfaitement jouée, j’accepte Grimaud, car sans cela la chose n’en finirait point ; mais je ne veux personne autre que Grimaud ; vous vous chargerez de tout, vous commanderez le déjeûner comme vous l’entendrez ; le seul mets que je désigne est un de ces pâtés dont vous m’avez parlé. Vous le commanderez pour moi, afin que le successeur du père Marteau se surpasse, et vous lui promettrez ma pratique, non seulement pour tout le temps que je resterai en prison, mais encore pour le moment où j’en serai sorti.

— Vous croyez donc toujours que vous en sortirez ? dit la Ramée.

— Dame ! répliqua le prince, ne fût-ce qu’à la mort du Mazarin : j’ai quinze ans de moins que lui. Il est vrai, ajouta-t-il en souriant, qu’à Vincennes on vit plus vite.

— Monseigneur, reprit La Ramée ; monseigneur !…

— Ou qu’on meurt plus tôt, ajouta le duc de Beaufort, ce qui revient au même.

— Monseigneur, dit la Ramée, je vais commander le déjeûner.

— Et vous croyez que vous pourrez faire quelque chose de votre élève ?

— Mais je l’espère, monseigneur, répondit la Ramée.

— S’il vous en laisse le temps, murmura le duc.

— Que dit monseigneur ? demanda la Ramée.

— Monseigneur dit que vous n’épargniez pas la bourse de M. le cardinal, qui a bien voulu se charger de notre pension.

La Ramée s’arrêta à la porte.

— Qui monseigneur veut-il que je lui envoie ?

— Qui vous voudrez, excepté Grimaud.

— L’officier des gardes, alors ?

— Avec son jeu d’échecs.

— Oui.

Et la Ramée sortit.

Cinq minutes après, l’officier des gardes entrait et le duc de Beaufort paraissait profondément plongé dans les sublimes combinaisons de l’échec et mat.

C’est une singulière chose que la pensée, et quelles révolutions un signe, un mot, une espérance, y opèrent. Le duc était depuis cinq ans en prison, et un regard jeté en arrière lui faisait paraître ces cinq années, qui cependant s’étaient écoulées bien lentement, moins longues que les deux jours, les quarante-huit heures qui le séparaient encore du moment fixé pour l’évasion.

Puis il y avait une chose surtout qui le préoccupait affreusement. C’était de quelle manière s’opérerait cette évasion. On lui avait fait espérer le résultat ; mais on lui avait caché les détails que devait contenir le mystérieux pâté. Quels amis l’attendaient ? Il avait donc encore des amis après cinq ans de prison ? En ce cas il était un prince bien privilégié.

Il oubliait qu’outre ses amis, chose bien plus extraordinaire, une femme s’était souvenue de lui ; il est vrai qu’elle ne lui avait peut-être pas été bien scrupuleusement fidèle, mais elle ne l’avait pas oublié, ce qui était beaucoup.