Page:Dumas - Vingt ans après, 1846.djvu/18

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de ses hommes avaient été blessés à coups de pique et de hallebarde, et lui-même avait été atteint d’une pierre qui lui avait fendu le sourcil.

Le récit de Comminges corroborait l’avis du prévôt des marchands ; on n’était pas en mesure de tenir tête à une révolte sérieuse, le cardinal fit répandre dans le peuple que les troupes n’avaient été échelonnées sur les quais et le Pont-Neuf qu’à propos de la cérémonie, et qu’elles allaient se retirer. En effet, vers les quatre heures du soir, elles se concentrèrent toutes vers le Palais-Royal ; on plaça un poste à la barrière des Sergents, un autre aux Quinze-Vingts ; enfin, un troisième à la butte Saint-Roch. On emplit les cours et les rez-de-chaussée de Suisses et de mousquetaires, et l’on attendit.

Voilà donc où en étaient les choses lorsque nous avons introduit nos lecteurs dans le cabinet du cardinal Mazarin, qui avait été autrefois celui du cardinal de Richelieu ; nous avons vu dans quelle situation d’esprit il écoutait les murmures du peuple qui arrivaient jusqu’à lui et l’écho des coups de fusil qui retentissaient jusque dans sa chambre.

Tout à coup il releva la tête, le sourcil à demi froncé, comme un homme qui a pris son parti, fixa les yeux sur une énorme pendule qui allait sonner six heures, et prenant un sifflet de vermeil placé sur la table à la portée de sa main, il siffla deux coups.

Une porte cachée dans la tapisserie s’ouvrit sans bruit, et un homme vêtu de noir s’avança silencieusement et se tint debout derrière le fauteuil.

— Bernouin, dit le cardinal, sans même se retourner, car ayant sifflé deux coups, il savait que ce devait être son valet de chambre, quels sont les mousquetaires de garde au palais ? — Les mousquetaires noirs, monseigneur. — Quelle compagnie ? — Compagnie Tréville. — Y a-t-il quelque officier de cette compagnie dans l’antichambre ? — Le lieutenant d’Artagnan. — Un bon, je crois ? — Oui, monseigneur. — Donnez-moi un habit de mousquetaire et aidez-moi à m’habiller.

Le valet de chambre sortit aussi silencieusement qu’il était entré, et revint un instant après apportant le costume demandé.

Le cardinal commença alors, silencieux et pensif, à se défaire du costume de cérémonie qu’il avait endossé pour assister à la séance du Parlement et à se revêtir de la casaque militaire, qu’il portait avec une certaine aisance, grâce à ses anciennes campagnes d’Italie ; puis quand il fut complètement habillé : — Allez me chercher M. d’Artagnan, dit-il.

Et le valet de chambre sortit cette fois par la porte du milieu, mais toujours aussi silencieux et aussi muet. On eût dit d’une ombre.

Resté seul, le cardinal se regarda avec une certaine satisfaction dans une glace ; il était encore jeune, car il avait quarante-six ans à peine ; il était d’une taille élégante et un peu au-dessous de la médiocre ; il avait le teint vif et beau, le regard plein de feu, le nez grand, mais cependant assez bien proportionné, le front large et majestueux, les cheveux châtains un peu crépus, la barbe plus noire que les cheveux et toujours bien relevée avec le fer, ce qui lui donnait bonne grâce. Alors il passa son baudrier, regarda avec complaisance ses mains, qu’il avait fort belles et desquelles il prenait le plus grand soin, puis rejetant les