Page:Dumas - Vingt ans après, 1846.djvu/197

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le jeu terminé, M. de Beaufort, tout en raillant à son aise la Ramée sur sa maladresse, offrit aux gardes deux louis pour aller boire à sa santé avec leurs quatre autres camarades. Les gardes demandèrent l’autorisation de la Ramée, qui la leur donna, mais pour le soir seulement. Jusque-là la Ramée avait à s’occuper de détails importants ; il désirait, comme il avait des courses à faire, qu’en son absence le prisonnier ne fût pas perdu de vue.

M. de Beaufort aurait arrangé les choses lui-même que, selon toute probabilité, il les eût faites moins à sa convenance que ne le faisait son gardien.

Enfin six heures sonnèrent ; quoiqu’on ne dût se mettre à table qu’à sept heures, le dîner se trouvait prêt et servi. Sur un buffet était le pâté colossal aux armes du duc et paraissant cuit à point, autant qu’on en pouvait juger par la couleur dorée qui enluminait sa croûte. Le reste du dîner était à l’avenant.

Tout le monde était impatient, les gardes d’aller boire, la Ramée de se mettre à table et M. de Beaufort de se sauver. Grimaud seul était impassible. On eût dit qu’Athos avait fait son éducation dans la prévision de cette grande circonstance. Il y avait des moments où, en le regardant, le duc de Beaufort se demandait s’il ne faisait point un rêve, et si cette figure de marbre était bien réellement à son service et s’animerait au moment venu.

La Ramée renvoya les gardes en leur recommandant de boire à la santé du prince, puis, lorsqu’ils furent partis, il ferma les portes, mit les clés dans sa poche et montra la table au prince d’un air qui voulait dire :

— Quand monseigneur voudra.

Le prince regarda Grimaud. Grimaud regarda la pendule ; il était six heures un quart à peine, l’évasion était fixée à sept heures ; il y avait donc trois quarts d’heure à attendre. Le prince, pour gagner un quart d’heure, prétexta une lecture qui l’intéressait et demanda à finir son chapitre. La Ramée s’approcha, regarda par-dessus son épaule quel était ce livre qui avait sur le prince cette influence de l’empêcher de se mettre à table quand le souper était servi. C’étaient les Commentaires de César, que lui-même, contre les ordonnances de M. de Chavigny, lui avait procurés trois jours auparavant.

La Ramée se promit bien de ne plus se mettre en contravention avec les règlements du donjon. En attendant, il déboucha les bouteilles et alla flairer le pâté.

À six heures et demie le duc se leva en disant avec gravité :

— Décidément, César était le plus grand homme de l’antiquité.

— Vous trouvez, monseigneur ? dit La Ramée.

— Certainement.

— Eh bien, reprit la Ramée, j’aime mieux Annibal.

— Et pourquoi cela, maître la Ramée ? demanda le duc.

— Parce qu’il n’a pas laissé de Commentaires, dit la Ramée avec son gros sourire.

Le duc comprit l’allusion et se mit à table en faisant signe à la Ramée de se placer en face de lui. L’exempt ne se le fit pas répéter deux fois.

Il n’y a pas de figure aussi expressive que celle d’un véritable gourmand qui se trouve en face d’une bonne table : aussi, en recevant son assiette de potage des mains de Grimaud, la figure de la Ramée présentait-elle le sentiment de la parfaite béatitude.

Le duc le regarda avec un sourire.

— Ventre-saint-gris, la Ramée, s’écria-t-il, savez-vous que si l’on me disait