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Page:Dumas - Vingt ans après, 1846.djvu/273

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lui-même, après une reconnaissance sur toute la ligne avec le maréchal de Grammont, venait de rentrer et de se mettre à table, interrogeant les officiers qui étaient assis à ses côtés sur les renseignements qu’il avait chargé chacun d’eux de prendre ; mais nul n’avait de nouvelles positives. L’armée ennemie avait disparu depuis quarante-huit heures et semblait s’être évanouie.

Or, jamais une armée ennemie n’est si proche et par conséquent si menaçante que lorsqu’elle a disparu complètement. Le prince était donc maussade et soucieux, contre son habitude, lorsqu’un officier de service entra et annonça au maréchal de Grammont que quelqu’un demandait à lui parler. Le duc de Grammont prit du regard la permission du prince et sortit. Le prince le suivit des yeux, et ses regards restèrent fixés sur la route, personne n’osant parler, de peur de le distraire de sa préoccupation.

Tout à coup un bruit sourd retentit, le prince se leva vivement en étendant la main du côté d’où venait le bruit… Ce bruit lui était bien connu, c’était celui du canon… Chacun s’était levé comme lui.

En ce moment la porte se rouvrit.

— Monseigneur, dit le maréchal de Grammont radieux, Votre Altesse veut-elle permettre que mon fils, le comte de Guiche, et son compagnon de voyage, le vicomte de Bragelonne, viennent lui donner des nouvelles de l’ennemi, que nous cherchons, nous, et qu’ils ont trouvé, eux ?

— Comment donc, dit vivement le prince, si je le permets ! non seulement je le permets, mais je le désire. Qu’ils entrent.

Le maréchal poussa les deux jeunes gens qui se trouvèrent en face du prince.

— Parlez, messieurs, dit le prince en les saluant ; parlez d’abord, ensuite nous nous ferons les compliments d’usage. Le plus pressé pour nous tous maintenant est de savoir où est l’ennemi et ce qu’il fait.

C’était au comte de Guiche que revenait naturellement la parole ; non seulement il était le plus âgé des deux jeunes gens, mais encore il était présenté au prince par son père. D’ailleurs, il connaissait depuis longtemps le prince, que Raoul voyait pour la première fois. Il raconta donc au prince ce qu’ils avaient vu de l’auberge de Mazingarbe.

Pendant ce temps, Raoul regardait ce jeune général déjà si fameux par les batailles de Rocroy, de Fribourg et de Nortlingen.

Louis de Bourbon, prince de Condé, que depuis la mort de Henri de Bourbon, son père, on appelait par abréviation et selon l’habitude du temps, Monsieur le prince, était un jeune homme de vingt-six à vingt-sept ans à peine, au regard d’aigle, agl’ occhi Grifagni, comme dit Dante, au nez recourbé, aux longs cheveux flottant par boucles, à la taille médiocre mais bien prise, ayant toutes les qualités d’un grand homme de guerre, c’est-à-dire coup d’œil, décision rapide, courage fabuleux ; ce qui ne l’empêchait pas d’être en même temps homme d’élégance et d’esprit, si bien qu’outre la révolution qu’il faisait dans la guerre par les nouveaux aperçus qu’il y portait, il avait aussi fait révolution à Paris parmi les jeunes seigneurs de la cour, dont il était le chef naturel, et qu’en opposition aux élégants de l’ancienne cour, dont Bassompierre, Bellegarde et le duc d’Angoulême avaient été les modèles, on appelait les petits maîtres.

Aux premiers mots du comte de Guiche, et à la direction de laquelle venait le