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Page:Dumas - Vingt ans après, 1846.djvu/282

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Et tous d’éclater de rire si bruyamment que l’hôte monta en demandant si ces messieurs n’avaient pas besoin de quelque chose. Il avait cru que l’on se battait.

L’hilarité se calma enfin.

— Peut-on crosser M. de Beaufort ? demanda d’Artagnan ; j’en ai bien envie.

— Faites, dit Aramis, qui connaissait à fond cet esprit gascon si fin et si brave qui ne reculait jamais d’un seul pas sur aucun terrain.

— Et vous, Athos ? demanda d’Artagnan.

— Je vous jure, foi de gentilhomme, que nous rirons, si vous êtes drôle, dit Athos.

— Je commence, dit d’Artagnan :

M. de Beaufort causant un jour avec un des amis de M. le Prince, lui dit que, sur les premières querelles du Mazarin et du parlement, il s’était trouvé un jour en différend avec M. de Chavigny, et que le voyant attaché au nouveau cardinal, lui qui tenait à l’ancien par tant de manières, il l’avait gourmé de bonne façon. Cet ami, qui connaissait M. de Beaufort pour avoir la main fort légère, ne fut pas autrement étonné du fait, et l’alla tout courant conter à M. le Prince. La chose se répand, et voilà que chacun tourne le dos à Chavigny. Celui-ci cherche l’explication de cette froideur générale ; on hésite à la lui faire connaître ; enfin quelqu’un se hasarde à lui dire que chacun s’étonne qu’il se soit laissé gourmer par M. de Beaufort, tout prince qu’il est.

— Et qui a dit que le prince m’avait gourmé ? demande Chavigny.

— Le prince lui-même, répond l’ami.

On remonte à la source et l’on trouve la personne à laquelle le prince a tenu ce propos, laquelle, adjurée sur l’honneur de dire la vérité, le répète et l’affirme. Chavigny, au désespoir d’une pareille calomnie, à laquelle il ne comprend rien, déclare à ses amis qu’il mourra plutôt que de supporter une pareille injure. En conséquence, il envoie deux témoins au prince avec mission de lui demander s’il est vrai qu’il ait dit qu’il avait gourmé M. de Chavigny.

— Je l’ai dit et je le répète, répondit le prince, car c’est la vérité.

— Monseigneur, dit alors l’un des parrains de Chavigny, permettez-moi de dire à Votre Altesse que des coups à un gentilhomme dégradent autant celui qui les donne que celui qui les reçoit. Le roi Louis XIII ne voulait pas avoir de valets de chambre gentilshommes, pour avoir le droit de battre ses valets de chambre.

— Eh bien, mais, demanda M. de Beaufort étonné, qui a reçu des coups et qui parle de battre ?

— Mais vous, monseigneur, qui prétendez avoir battu…

— Qui ?

M. de Chavigny.

— Moi ?

— N’avez-vous pas gourmé M. de Chavigny, à ce que vous dites au moins, monseigneur ?

— Oui.

— Eh bien ! lui dément.

— Ah ! par exemple, dit le prince, je l’ai si bien gourmé que voilà mes propres paroles, dit M. de Beaufort avec toute la majesté que vous lui connaissez : « Mon cher Chavigny vous êtes blâmable de prêter secours à un drôle comme Mazarin. »

— Ah ! monseigneur, s’écria le second, je comprends, c’est gourmander que vous avez voulu dire.

Gourmander, gourmer, que fait cela ? dit le prince ; n’est-ce pas la même chose ? En vérité, nos faiseurs de mots sont bien pédants ?

On rit beaucoup de cette erreur philologique de M. de Beaufort, dont les bévues en ce genre commençaient à devenir proverbiales, et il fut convenu que, l’esprit de parti étant exilé à tout jamais de ces réunions amicales, d’Artagnan et Porthos pourraient railler les princes, à la condition qu’Athos et Aramis pourraient gourmer le Mazarin.