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Page:Dumas - Vingt ans après, 1846.djvu/329

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que ces gentilshommes soient traités comme ils le méritent, c’est-à-dire en rois.

La reine avait préparé deux lettres : une écrite par elle, une écrite par la princesse Henriette sa fille. Toutes deux étaient adressées au roi Charles. Elle en donna une à Athos et une à Aramis, afin que si le hasard les séparait, ils pussent se faire reconnaître au roi ; puis ils se retirèrent.

Au bas de l’escalier, de Winter s’arrêta :

— Allez de votre côté, et moi du mien, messieurs, dit-il, afin que nous n’éveillions point les soupçons, et ce soir, à neuf heures, trouvons-nous à la Porte Saint-Denis. Nous irons avec mes chevaux tant qu’ils pourront aller ; ensuite nous prendrons la poste. Encore une fois merci, mes chers amis, merci en mon nom, merci au nom de la reine.

Les trois gentilshommes se serrèrent la main ; le comte de Winter prit la rue Saint-Honoré, et Athos et Aramis demeurèrent ensemble.

— Eh bien ! dit Aramis quand ils furent seuls, que dites-vous de cette affaire, mon cher comte ?

— Mauvaise, répondit Athos, très mauvaise.

— Mais vous l’avez accueillie avec enthousiasme ?

— Comme j’accueillerai toujours la défense d’un grand principe, mon cher d’Herblay. Les rois ne peuvent être forts que par la noblesse, mais la noblesse ne peut être grande que par les rois. Soutenons donc les monarchies, c’est nous soutenir nous-mêmes.

— Nous allons nous faire assassiner là-bas, dit Aramis. Je hais les Anglais, ils sont grossiers comme tous les gens qui boivent de la bière.

— Valait-il donc mieux rester ici, dit Athos, et nous en aller faire un tour à la Bastille ou au donjon de Vincennes, comme ayant favorisé l’évasion de M. de Beaufort ? Ah ! ma foi, Aramis, croyez-moi, il n’y a point de regret à avoir. Nous évitons la prison et nous agissons en héros, le choix est facile.

— C’est vrai, mais en toutes choses, mon cher, il faut en revenir à cette première question, fort sotte, je le sais, mais fort nécessaire : Avez-vous de l’argent ?

— Quelque chose comme une centaine de pistoles, que mon fermier m’avait envoyées la veille de mon départ de Bragelonne ; mais là-dessus je dois en laisser une cinquantaine à Raoul ; il faut qu’un jeune gentilhomme vive dignement. Je n’ai donc que cinquante pistoles à peu près. Et vous ?

— Moi, je suis sûr qu’en retournant toutes mes poches et en ouvrant tous mes tiroirs je ne trouverai pas dix louis chez moi. Heureusement que lord de Winter est riche.

— Lord de Winter est momentanément ruiné, car c’est Cromwell qui touche ses revenus.

— Voilà où le baron Porthos serait bon, dit Aramis.

— Voilà où je regrette d’Artagnan, dit Athos.

— Quelle bourse ronde !

— Quelle fière épée !

— Débauchons-les.

— Ce secret n’est pas le nôtre, Aramis ; croyez-moi donc, ne mettons personne dans notre confidence. Puis, en faisant une pareille démarche, nous paraîtrions douter de nous-mêmes. Regrettons à part nous, mais ne parlons pas.

— Vous avez raison. Que ferez-vous d’ici à ce soir ? Moi, je suis forcé de remettre deux choses.

— Est-ce choses qui puissent se remettre ?

— Dame ! il le faudra bien.

— Et quelles étaient-elles ?

— D’abord un coup d’épée au coadjuteur, que j’ai rencontré hier soir chez Mme de Rambouillet, et que j’ai trouvé monté sur un singulier ton à mon égard.

— Fi donc ! une querelle entre prêtres ! un duel entre alliés !

— Que voulez-vous, mon cher, il est ferrailleur, et moi aussi ; il court les ruelles, et moi aussi. Sa soutane lui pèse, et j’ai, ma foi, assez de la mienne ; je crois parfois qu’il est Aramis et que je suis le coadjuteur, tant