Page:Dumas - Vingt ans après, 1846.djvu/351

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

monsieur…

— Vous avez fait une énormité, jeune homme, vous vous êtes mêlé de choses qui ne vous regardent pas.

— Cependant, vous-même…

— Oh ! moi, c’est autre chose ; moi, j’ai dû obéir aux ordres de mon capitaine. Votre capitaine, à vous, c’est M. le Prince ; entendez bien cela, vous n’en avez pas d’autre. Mais a-t-on vu, continua d’Artagnan, cette mauvaise tête qui va se faire mazarin, et qui aide à arrêter Broussel ! Ne soufflez pas un mot de cela, au moins, ou M. le comte de la Fère serait furieux.

— Vous croyez que M. le comte de la Fère se fâcherait contre moi ?

— Si je le crois, j’en suis sûr ; sans cela je vous remercierais, car enfin vous avez travaillé pour nous. Aussi je vous gronde en son lieu et place ; la tempête sera plus douce, croyez-moi. Puis, ajouta d’Artagnan, j’use, mon cher enfant, du privilége que votre tuteur m’a concédé.

— Je ne vous comprends pas, monsieur, dit Raoul.

D’Artagnan se leva, alla à son secrétaire, prit une lettre et la présenta à Raoul. Dès que Raoul eut parcouru le papier, ses regards se troublèrent.

— Oh ! mon Dieu, dit-il en levant ses beaux yeux tout humides de larmes sur d’Artagnan, M. le comte a donc quitté Paris sans me voir !

— Il est parti il y a quatre jours, dit d’Artagnan.

— Mais sa lettre semble indiquer qu’il court un danger de mort.

— Ah bien oui, lui ! courir un danger de mort ; soyez tranquille, non, il voyage pour affaire et va revenir bientôt ; vous n’avez pas de répugnance, je l’espère, à m’accepter pour tuteur par intérim ?

— Oh ! non, M. d’Artagnan, dit Raoul, vous êtes si brave gentilhomme et M. le comte de la Fère vous aime tant !

— Et mon Dieu, aimez-moi aussi, je ne vous tourmenterai guère, mais à la condition que vous serez frondeur, mon jeune ami, et très frondeur même.

— Mais puis-je continuer de voir Mme  de Chevreuse ?

— Je le crois, mordieu, bien ! et M. le coadjuteur aussi, et Mme  de Longueville aussi ; et si le bonhomme Broussel était là, que vous avez si étourdiment contribué à faire arrêter, je vous dirais : Faites vos excuses bien vite à M. Broussel et embrassez-le sur les deux joues.

— Allons, monsieur, je vous obéirai, quoique je ne vous comprenne pas.

— C’est inutile que vous compreniez. Tenez, continua d’Artagnan en se tournant vers la porte, qu’on venait d’ouvrir, voici M. du Vallon qui nous arrive avec ses habits tout déchirés.

— Oui, mais en échange, dit Porthos ruisselant de sueur et tout souillé de poussière, en échange j’ai déchiré bien des peaux. Ces croquants ne voulaient-ils pas m’ôter mon épée ! Peste ! quelle émotion populaire ! continua le géant avec son air tranquille ; mais j’en ai assommé plus de vingt avec le pommeau de Balizarde… Un doigt de vin, d’Artagnan.

— Oh ! je m’en rapporte à vous, dit le Gascon en remplissant le verre de Porthos jusqu’au bord ; mais quand vous aurez bu, dites-moi votre opinion.

Porthos avala le verre d’un trait ; puis, quand il l’eut posé sur la table et qu’il eut sucé sa moustache :

— Sur quoi ? dit-il.

— Tenez, reprit d’Artagnan, voici M. de Bragelonne qui voulait à toute force aider à l’arrestation de Broussel et que j’ai eu grand’peine à empêcher de défendre M. de Comminges !

— Peste ! dit Porthos ; et le tuteur, qu’aurait-il dit s’il eût appris cela ?

— Voyez-vous ! interrompit d’Artagnan ; frondez, mon ami, frondez, et songez que je remplace M. le comte en tout.