Page:Dumas - Vingt ans après, 1846.djvu/365

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tu es un chef et ne va pas boire.

— Il y a vingt ans que je n’ai bu que de l’eau.

L’homme prit le sac des mains du coadjuteur, qui entendit le bruit que faisait la main en fouillant et en maniant les pièces d’or.

— Ah ! ah ! dit le coadjuteur, tu es avare, mon drôle.

Le mendiant poussa un soupir et rejeta le sac.

— Serai-je donc toujours le même, dit-il, et ne parviendrai-je jamais à dépouiller le vieil homme ? Or, misère, ô vanité !

— Tu le prends, cependant.

— Oui, mais je fais vœu devant vous d’employer ce qui me restera à des œuvres pieuses.

Son visage était pâle et contracté comme l’est celui d’un homme qui vient de subir une lutte intérieure.

— Singulier homme ! murmura Gondy.

Et il prit son chapeau pour s’en aller, mais en se retournant il vit le mendiant entre lui et la porte. Son premier mouvement fut que cet homme lui voulait quelque mal. Mais bientôt, au contraire, il lui vit joindre les deux mains et tomber à genoux.

— Monseigneur, dit-il, avant de me quitter, votre bénédiction, je vous prie.

— Monseigneur ! s’écria Gondy ; mon ami, vous me prenez pour un autre.

— Non, monseigneur, je vous prends pour ce que vous êtes, c’est-à-dire pour M. le coadjuteur ; je vous ai reconnu du premier coup d’œil.

Gondy sourit.

— Et tu veux ma bénédiction ?

— Oui, j’en ai besoin.

Le mendiant dit ces paroles avec un ton d’humilité si grande et de repentir si profond que Gondy étendit sa main sur lui et lui donna sa bénédiction avec toute l’onction dont il était capable.

— Maintenant, dit le coadjuteur, il y a communion entre nous. Je t’ai béni et tu m’es sacré, comme à mon tour je le suis pour toi. Voyons, as-tu commis quelque crime que poursuive la justice humaine et dont je puisse te garantir ?

Le mendiant secoua la tête.

— Le crime que j’ai commis, monseigneur, ne relève point de la justice humaine et vous ne pouvez m’en délivrer qu’en me bénissant souvent comme vous venez de le faire.

— Voyons, sois franc, dit le coadjuteur, tu n’as pas fait toute ta vie le métier que tu fais ?

— Non, monseigneur, je ne le fais que depuis six ans.

— Avant de le faire, où étais-tu ?

— À la Bastille.

— Et avant d’être à la Bastille ?

— Je vous le dirai, monseigneur, le jour où vous voudrez bien m’entendre en confession.

— C’est bien. À quelque heure du jour ou de la nuit que tu te présentes, souviens-toi que je suis prêt à te donner l’absolution.

— Merci, monseigneur, dit le mendiant d’une voix sourde ; mais je ne suis pas encore prêt à la recevoir.

— C’est bien. Adieu.

— Adieu, monseigneur, dit le mendiant en ouvrant la porte et en se courbant devant le prélat.

Le coadjuteur prit la chandelle, descendit et sortit tout rêveur.