Page:Dumas - Vingt ans après, 1846.djvu/394

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— Aussi, dit-il vivement, je ne me fie pas à tout le monde, et la preuve, c’est que je vous ai choisi pour m’escorter.

— Ne partez-vous pas avec la reine ?

— Non, dit Mazarin.

— Alors, vous partez après la reine ?

— Non, fit encore Mazarin.

— Ah ! dit d’Artagnan, qui commençait à comprendre.

— Oui, j’ai mes plans, continua le cardinal ; avec la reine, je double ses mauvaises chances ; après la reine son départ double les miennes ; puis, la cour une fois sauvée, on peut m’oublier : les grands sont ingrats.

— C’est vrai, dit d’Artagnan en jetant malgré lui les yeux sur le diamant de la reine que Mazarin avait à son doigt.

Mazarin suivit la direction de ce regard et tourna doucement le chaton de sa bague en dedans.

— Je veux donc, dit Mazarin avec son fin sourire, les empêcher d’être ingrats envers moi.

— C’est de la charité chrétienne, dit d’Artagnan, que de ne pas induire son prochain en tentation.

— C’est justement pour cela, dit Mazarin, que je veux partir avant eux.

D’Artagnan sourit ; il était homme à très bien comprendre cette astuce italienne. Mazarin le vit sourire et profita du moment.

— Vous commencerez donc par me faire sortir de Paris d’abord, n’est-ce pas, mon cher monsou d’Artagnan ?

— Rude commission, monseigneur, dit d’Artagnan en reprenant son air grave.

— Mais, dit Mazarin en le regardant attentivement pour que pas une des expressions de sa physionomie ne lui échappât, mais vous n’avez pas fait toutes ces observations pour le roi et pour la reine.

— Le roi et la reine sont ma reine et mon roi, monseigneur, répondit le mousquetaire ; ma vie est à eux, je la leur dois. Ils me la demandent, je n’ai rien à dire.

— C’est juste, murmura tout bas Mazarin ; mais comme ta vie n’est pas à moi, il faut que je te l’achète, n’est-ce pas ?

Et tout en poussant un profond soupir, il commença de retourner le chaton de sa bague en dehors… D’Artagnan sourit. Ces deux hommes se touchaient par un point, par l’astuce. S’ils se fussent touchés de même par le courage, l’un eût fait faire à l’autre de grandes choses.

— Mais aussi, dit Mazarin, vous comprenez, si je vous demande ce service, c’est avec l’intention d’en être reconnaissant.

— Monseigneur n’en est-il encore qu’à l’intention ? demanda d’Artagnan.

— Tenez, dit Mazarin en tirant la bague de son doigt, mon cher monsou d’Artagnan, voici un diamant qui vous a appartenu jadis, il est juste qu’il vous revienne ; prenez-le, je vous en supplie.

D’Artagnan ne donna point à Mazarin la peine d’insister, il le prit, regarda si la pierre était bien la même, et, après s’être assuré de la pureté de son eau, il le passa à son doigt avec un plaisir indicible.

— J’y tenais beaucoup, dit Mazarin en l’accompagnant d’un dernier regard ; mais n’importe, je vous le donne avec grand plaisir.

— Et moi, monseigneur, dit d’Artagnan, je le reçois comme il m’est donné. Voyons, parlons donc de vos petites affaires. Vous voulez partir avant tout le monde ?

— Oui, j’y tiens.

— À quelle heure ?

— À dix heures.

— Et la reine, à quelle heure part-elle ?

— À minuit.

— Alors c’est possible, je vous fais sortir de Paris, je vous laisse hors de la barrière, et je reviens la chercher.

— À merveille, mais comment me conduisez-vous hors de Paris ?

— Oh ! pour cela il faut me laisser faire.

— Je vous donne plein pouvoir, prenez une escorte aussi considérable que vous le voudrez.