Page:Dumas - Vingt ans après, 1846.djvu/427

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d’un profond sommeil, il regarda attentivement autour de lui, et voyant qu’il était seul, se leva, puis faisant un détour alla passer près du cavalier qui causait avec la sentinelle. Celui-ci avait sans doute fini ses interrogations, car après un instant il prit congé de cet homme et suivit sans affectation la même route que le premier cavalier que nous avons vu passer.

À l’ombre d’une tente placée sur le chemin, l’autre l’attendait.

— Eh bien ! mon cher ami, lui dit-il dans le plus pur français qui ait jamais été parlé de Rouen à Tours.

— Eh bien ! mon ami ? il n’y a pas de temps à perdre, et il faut prévenir le roi.

— Que se passe-t-il donc ?

— Ce serait trop long à vous dire. D’ailleurs, vous l’entendrez tout à l’heure. Puis le moindre mot prononcé ici peut tout perdre. Allons trouver milord de Winter.

Et tous deux s’acheminèrent vers l’extrémité opposée du camp, mais comme le camp ne couvrait pas une surface de cinq cents pas carrés, ils furent bientôt arrivés à la tente de celui qu’ils cherchaient.

— Votre maître dort-il, Tomy ? dit en anglais l’un des deux cavaliers à un domestique couché dans un premier compartiment qui servait d’antichambre.

— Non, monsieur le comte, répondit le laquais, je ne crois pas, ou ce serait depuis bien peu de temps, car il a marché pendant plus de deux heures après avoir quitté le roi, et le bruit de ses pas a cessé à peine depuis dix minutes ; d’ailleurs, ajouta le laquais en levant la portière de la tente, vous pouvez voir.

En effet, de Winter était assis devant une ouverture pratiquée comme une fenêtre, qui laissait pénétrer l’air de la nuit, et à travers laquelle il suivait mélancoliquement des yeux la lune, perdue, comme nous l’avons dit tout à l’heure, au milieu de gros nuages noirs.

Les deux amis s’approchèrent de de Winter, qui, la tête appuyée sur sa main, regardait le ciel ; il ne les entendit pas venir et resta dans la même attitude, jusqu’au moment où il sentit qu’on lui posait la main sur l’épaule. Alors il se retourna, reconnut Athos et Aramis, et leur tendit la main.

— Avez-vous remarqué, leur dit-il, comme la lune est couleur de sang ?

— Non, dit Athos, elle m’a semblé comme à l’ordinaire.

— Regardez, chevalier, dit de Winter.

— Je vous avoue, dit Aramis, que je suis comme le comte de la Fère, et que je n’y vois rien de particulier.

— Comte, dit Athos, dans une position aussi précaire que la nôtre, c’est la terre qu’il faut examiner, et non le ciel. Avez-vous étudié nos Écossais et en êtes-vous sûr ?

— Les Écossais ? demanda de Winter ; quels Écossais ?

— Eh ! les nôtres, pardieu ! dit Athos ; ceux auxquels le roi s’est confié, les Écossais du comte de Lewen.

— Non, dit de Winter. Puis il ajouta : Ainsi, dites-moi, vous ne voyez pas comme moi cette teinte rougeâtre qui couvre le ciel ?

— Pas le moins du monde, dirent ensemble Athos et Aramis.

— Dites-moi, continua de Winter toujours préoccupé de la même idée, n’est-ce pas une tradition en France, que, la veille du jour où il fut assassiné, Henri IV, qui jouait aux échecs avec M. de Bassompierre, vit des taches de sang sur l’échiquier ?

— Oui, dit Athos et le maréchal me l’a raconté maintes fois à moi-même.

— C’est cela, murmura de Winter, et le lendemain Henri IV fut tué.

— Mais quel rapport cette vision de Henri IV a-t-elle avec vous, comte ? demanda Aramis.

— Aucune, messieurs, et en vérité je suis fou de vous entretenir de pareilles choses, quand votre entrée à cette heure dans ma tente m’annonce que