Page:Dumas - Vingt ans après, 1846.djvu/474

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avec un sourire ; ils connaissaient d’Artagnan et savaient qu’il ne faisait rien sans but.

— Mais, continua d’Artagnan, vous l’apprécierez vous-même.

— Comment cela ?

— Je vous le présenterai ce soir, il vient jouer avec nous.

— Oh ! oh ! dit Porthos, dont les yeux s’allumèrent à ce mot, et il est riche ?

— C’est le fils d’un des plus forts négociants de Londres.

— Et il connaît le lansquenet ?

— Il l’adore.

— La bassette ?

— C’est sa folie.

— Le biribi ?

— Il y raffine.

— Bon, dit Porthos, nous passerons une agréable nuit.

— D’autant plus agréable qu’elle nous promettra une nuit meilleure.

— Comment cela ?

— Oui, nous lui donnons à jouer ce soir ; lui nous donne à jouer demain.

— Où cela ?

— Je vous le dirai. Maintenant ne nous occupons que d’une chose, c’est de recevoir dignement l’honneur que nous fait M. Groslow. Nous nous arrêterons ce soir à Derby : que Mousqueton prenne les devants, et s’il y a une seule bouteille de vin dans toute la ville, qu’il l’achète. Il n’y aurait pas de mal non plus qu’il préparât un petit souper, auquel vous ne prendrez point part, vous, Athos, parce que vous avez la fièvre, et vous, Aramis, parce que vous êtes chevalier de Malte, et que les propos de soudards comme nous vous déplaisent et vous font rougir. Entendez-vous bien cela ?

— Oui, dit Porthos, mais le diable m’emporte si je comprends.

— Porthos, mon ami, vous savez que je descends des prophètes par mon père et des sibylles par ma mère, que je ne parle que par paraboles et par énigmes ; que ceux qui ont des oreilles écoutent, et que ceux qui ont des yeux regardent, je n’en puis pas dire davantage pour le moment.

— Faites, mon ami, dit Athos, je suis sûr que ce que vous faites est bien fait.

— Et vous, Aramis, êtes-vous dans la même opinion ?

— Tout à fait, mon cher d’Artagnan.

— À la bonne heure, dit d’Artagnan, voilà de vrais croyants, et il y a plaisir d’essayer des miracles pour eux ; ce n’est pas comme cet incrédule de Porthos, qui veut toujours voir et toucher pour croire.

— Le fait est, dit Porthos d’un air fin, que je suis très incrédule.

D’Artagnan lui donna une claque sur l’épaule, et, comme on arrivait à la station du déjeûner, la conversation en resta là.

Vers les cinq heures du soir, comme la chose était convenue, on fit partir Mousqueton en avant. Mousqueton ne parlait pas anglais, mais, depuis qu’il était en Angleterre, il avait remarqué une chose, c’est que Grimaud, par l’habitude du geste, avait parfaitement remplacé la parole. Il s’était donc mis à étudier le geste avec Grimaud, et en quelques leçons, grâce à la supériorité du maître, il était arrivé à une certaine force. Blaisois l’accompagna… Les quatre amis, en traversant la principale rue de Derby, aperçurent Blaisois debout sur le seuil d’une maison de belle apparence ; c’est là que leur logement était préparé.

De toute la journée, ils ne s’étaient pas approchés du roi, de peur de donner des soupçons, et au lieu de dîner à la table du colonel Harrison, comme ils l’avaient fait la veille, ils avaient dîné entre eux.

À l’heure convenue, Groslow vint. D’Artagnan le reçut comme il eût reçu un ami de vingt ans. Porthos le toisa des pieds à la tête et sourit en reconnaissant que malgré le coup remarquable qu’il avait donné au frère de Parry, il n’était pas de sa force. Athos et Aramis firent ce qu’ils purent pour cacher le dégoût que