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Page:Dumas - Vingt ans après, 1846.djvu/547

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et tout à coup relevant le front en homme armé d’un argument irrésistible :

— Et les maîtres, dit-il, seront-ils de votre avis, monsieur Mouston ?

Mousqueton sourit avec dédain.

— Il faudrait peut-être, dit-il, que j’allasse troubler le sommeil de ces illustres seigneurs pour leur dire : « Messieurs, votre serviteur Mousqueton a soif, voulez-vous lui permettre de boire ? » Qu’importe, je vous le demande, à M. de Bracieux que j’aie soif ou non ?

— C’est du vin bien cher, dit Blaisois en secouant la tête.

— Fût-ce de l’or potable, monsieur Blaisois, dit Mousqueton, nos maîtres ne s’en priveraient pas. Apprenez que M. le baron de Bracieux est à lui seul assez riche pour boire une tonne de porto, fût-il obligé de la payer une pistole la goutte. Or, je ne vois pas, continua Mousqueton de plus en plus magnifique dans son orgueil, puisque les maîtres ne s’en priveraient pas, pourquoi les valets s’en priveraient.

Et Mousqueton se levant prit le pot de bière, qu’il vida par un sabord jusqu’à la dernière goutte, et s’avança majestueusement vers la porte qui donnait dans le compartiment.

— Ah ! ah ! fermée, dit-il. Ces diables d’Anglais, comme ils sont défiants !

— Fermée ! dit Blaisois d’un ton non moins désappointé que celui de Mousqueton. Ah ! peste ! c’est malheureux ; avec cela que je sens mon cœur qui se barbouille de plus en plus.

Mousqueton se retourna vers Blaisois avec un visage si piteux, qu’il était évident qu’il partageait à un haut degré le désappointement du brave garçon.

— Fermée ! répéta-t-il.

— Mais, hasarda Blaisois, je vous ai entendu raconter, monsieur Mouston, qu’une fois dans votre jeunesse, à Chantilly, je crois, vous avez nourri votre maître et vous-même en prenant des perdrix au collet, des carpes à la ligne et des bouteilles au lazo.

— Sans doute, répondit Mousqueton, c’est l’exacte vérité, et voilà Grimaud qui peut vous le dire. Mais il y avait un soupirail à la cave, et le vin était en bouteilles. Je ne puis pas jeter le lazo à travers cette cloison, ni tirer avec une ficelle une pièce de vin qui pèse peut-être deux quintaux.

— Non, mais vous pouvez lever deux ou trois planches de la cloison, dit Blaisois, et faire à l’un des tonneaux un trou avec une vrille.

Mousqueton écarquilla démesurément ses yeux ronds et, regardant Blaisois en homme émerveillé de rencontrer dans un autre homme des qualités qu’il ne lui soupçonnait pas :

— C’est vrai, dit-il, cela se peut ; mais un ciseau pour faire sauter les planches, une vrille pour percer le tonneau ?

— La trousse, dit Grimaud tout en établissant la balance de ses comptes.

— Ah ! oui, la trousse, dit Mousqueton ; et moi qui n’y pensais pas !

Grimaud, en effet, était non-seulement l’économe de la troupe, mais encore son armurier : outre un registre il avait une trousse. Or, comme Grimaud était homme de suprême précaution, cette trousse, soigneusement roulée dans sa valise, était garnie de tous les instruments de première nécessité. Elle contenait donc une vrille d’une raisonnable grosseur. Mousqueton s’en empara… Quant au ciseau, il n’eut point à le chercher bien loin, le poignard qu’il portait à sa ceinture pouvait le remplacer avantageusement.