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Page:Dumas - Vingt ans après, 1846.djvu/55

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sion, qui désirent la mort du général en chef, jusqu’aux soldats, qui désirent la mort des caporaux, tout le monde désire la mort de quelqu’un.

Mais d’Artagnan n’était pas homme à se laisser tuer comme cela. Après être resté, pendant la chaleur du jour, évanoui sur le champ de bataille, la fraîcheur de la nuit le fit revenir à lui ; il gagna un village, alla frapper à la porte de la plus belle maison, fut reçu comme le sont partout et toujours les Français, fussent-ils blessés ; il fut choyé, soigné, guéri, et, mieux portant que jamais, il reprit un beau matin le chemin de la France ; une fois en France, la route de Paris, et une fois à Paris, la direction de la rue Tiquetonne.

Mais d’Artagnan trouva sa chambre prise par un portemanteau d’homme complet, sauf l’épée, installé contre la muraille.

— Il sera revenu, dit-il, tant pis et tant mieux !

Il va sans dire que d’Artagnan songeait toujours au mari.

Il s’informa : nouveaux garçons, nouvelle servante ; la maîtresse était allée à la promenade.

— Seule ? demanda d’Artagnan.

— Avec Monsieur.

— Monsieur est donc revenu ?

— Sans doute, répondit naïvement la servante.

— Si j’avais de l’argent, se dit d’Artagnan à lui-même, je m’en irai ; mais je n’en ai pas, il faut demeurer et suivre les conseils de mon hôtesse, en traversant les projets conjugaux de cet importun revenant.

Il achevait ce monologue, ce qui prouve que dans les grandes circonstances rien n’est plus naturel que le monologue, quand la servante, qui guettait à la porte, s’écria tout à coup :

— Ah ! tenez, justement voici Madame qui revient avec Monsieur.

D’Artagnan jeta les yeux au loin dans la rue, et vit en effet, au tournant de la rue Montmartre, l’hôtesse qui revenait suspendue au bras d’un énorme Suisse, lequel se dandinait en marchant avec des airs qui rappelèrent agréablement Porthos à son ancien ami.

— C’est là Monsieur ? se dit d’Artagnan. Oh ! oh ! il a fort grandi, ce me semble !

Et il s’assit dans la salle, dans un endroit parfaitement en vue.

L’hôtesse, en entrant, aperçut tout d’abord d’Artagnan, et jeta un petit cri.

À ce petit cri, d’Artagnan, se jugeant reconnu, se leva, courut à elle et l’embrassa tendrement.

Le Suisse regardait d’un air stupéfait l’hôtesse, qui demeurait toute pâle.

— Ah ! c’est vous, Monsieur ! que me voulez-vous ? demanda-t-elle dans le plus grand trouble.

— Monsieur est votre cousin ? Monsieur est votre frère ? dit d’Artagnan, sans se déconcerter aucunement dans le rôle qu’il jouait, et sans attendre qu’elle répondît, il se jeta dans les bras de l’Helvétien, qui le laissa faire avec une grande froideur.

— Quel est cet homme ? demanda-t-il.

L’hôtesse ne répondit que par des suffocations.

— Quel est ce Suisse ? demanda d’Artagnan.

— Monsieur va m’épouser, répondit l’hôtesse entre deux spasmes.

— Votre mari est donc mort enfin ?