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— Que vous imborde ! répondit le Suisse.

— Il m’imborde beaucoup, répondit d’Artagnan, attendu que vous ne pouvez épouser madame sans mon consentement, et que…

— Et gue ? demanda le Suisse.

— Et gue… je ne le donne pas, dit le mousquetaire.

Le Suisse devint pourpre comme une pivoine ; il portait son bel uniforme doré ; d’Artagnan était enveloppé d’une espèce de manteau gris ; le Suisse avait six pieds, d’Artagnan n’en avait guère que cinq ; le Suisse se croyait chez lui, d’Artagnan lui semblait un intrus.

— Foulez-fous sordir d’izi ? demanda le Suisse en frappant violemment du pied comme un homme qui commence sérieusement à se fâcher.

— Moi ? pas du tout ! dit d’Artagnan.

— Mais il n’y a qu’à aller chercher main-forte, dit un garçon, qui ne pouvait comprendre que ce petit homme disputât la place à cet homme si grand.

— Toi, dit d’Artagnan, que la colère commençait à prendre aux cheveux, et en saisissant le garçon par l’oreille ; toi, tu vas commencer par te tenir à cette place, et ne bouge pas ou j’arrache ce que je tiens. Quant à vous, illustre descendant de Guillaume Tell, vous allez faire un paquet de vos habits qui sont dans ma chambre et qui me gênent, et partir vivement pour chercher une autre auberge.

Le Suisse se mit à rire bruyamment.

— Moi, bardir ! dit-il, et bourguoi ?

— Ah ! c’est bien, dit d’Artagnan, je vois que vous comprenez le français. Alors, venez faire un tour avec moi, et je vous expliquerai le reste.

L’hôtesse, qui connaissait d’Artagnan pour une fine lame, commença à pleurer et à s’arracher les cheveux.

D’Artagnan se retourna du côté de la belle éplorée.

— Alors, renvoyez-le, madame, dit-il.

— Pah ! répliqua le Suisse, à qui il avait fallu un certain temps pour se rendre compte de la proposition que lui avait faite d’Artagnan ; pah ! qui êdes fous, t’apord, pour me broboser t’aller faire un tour afec fous ?

— Je suis lieutenant aux mousquetaires de Sa Majesté, dit d’Artagnan, et par conséquent votre supérieur en tout ; seulement, comme il ne s’agit pas de grade ici, mais de billet de logement, vous connaissez la coutume. Venez chercher le vôtre ; le premier de retour ici reprendra sa chambre.

D’Artagnan emmena le Suisse, malgré les lamentations de l’hôtesse, qui, au fond, sentait son cœur pencher pour l’ancien amour, mais qui n’eût pas été fâchée de donner une leçon à cet orgueilleux mousquetaire, qui lui avait fait l’affront de refuser sa main.

Les deux adversaires s’en allèrent droit aux fossés Montmartre ; il faisait nuit quand ils y arrivèrent ; d’Artagnan pria poliment le Suisse de lui céder la chambre et de ne plus revenir ; celui-ci refusa d’un signe de tête et tira son épée.

— Alors, vous coucherez ici, dit d’Artagnan ; c’est un vilain gîte, mais ce n’est pas ma faute et c’est vous qui l’aurez voulu.

Et à ces mots il tira le fer à son tour et croisa l’épée avec son adversaire.

Il avait affaire à un rude poignet, mais sa souplesse était supérieure à toute