Page:Dumas - Vingt ans après, 1846.djvu/567

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qui surmonte la ferme.

— Et vous le nommerez la vigne du dévoûment, Mouston, dit Aramis, pour transmettre aux derniers âges le souvenir de votre sacrifice.

— Chevalier, dit d’Artagnan en riant à son tour, vous eussiez mangé du Mouston sans trop de répugnance, n’est-ce pas, surtout après deux ou trois jours de diète ?

— Oh ! ma foi, non, reprit Aramis, j’eusse mieux aimé Blaisois, il y a moins longtemps que nous le connaissons.

On conçoit que pendant cet échange de plaisanteries, qui avaient pour but surtout d’écarter de l’esprit d’Athos la scène qui venait de se passer, à l’exception de Grimaud, qui savait qu’en tout cas, le danger, quel qu’il fût, passerait au-dessus de sa tête, les valets ne fussent point tranquilles. Aussi Grimaud, sans prendre aucune part à la conversation, et muet, selon son habitude, s’escrimait-il de son mieux, un aviron de chaque main.

— Tu rames donc, toi ? dit Athos.

Grimaud fit signe que oui.

— Pourquoi rames-tu ?

— Pour avoir chaud.

En effet, tandis que les autres naufragés grelottaient de froid, le silencieux Grimaud suait à grosses gouttes. Tout à coup Mousqueton poussa un cri de joie en élevant au-dessus de sa tête sa main armée d’une bouteille.

— Oh ! dit-il en passant la bouteille à Porthos, oh ! monsieur, nous sommes sauvés ! la barque est garnie de vivres.

Et fouillant vivement sous le banc d’où il avait déjà tiré le précieux spécimen, il amena successivement une douzaine de bouteilles pareilles, du pain et un morceau de bœuf salé… Il est inutile de dire que cette trouvaille rendit la gaîté à tous, excepté à Athos.

— Mordieu ! dit Porthos, qui, on se le rappelle, avait déjà faim en mettant le pied sur la felouque, c’est étonnant comme les émotions creusent l’estomac !

Et il avala une bouteille d’un coup et mangea à lui seul un bon tiers du pain et du bœuf salé.

— Maintenant, dit Athos, dormez ou tâchez de dormir, messieurs ; moi, je veillerai.

Pour d’autres hommes que pour nos hardis aventuriers une pareille proposition eût été dérisoire. En effet, ils étaient mouillés jusqu’aux os, il faisait un vent glacial, et les émotions qu’ils venaient d’éprouver semblaient leur défendre de fermer l’œil ; mais pour ces natures d’élite, pour ces tempéraments de fer, pour ces corps brisés à toutes les fatigues, le sommeil dans toutes les circonstances arrivait à son heure sans jamais manquer à l’appel. Aussi, au bout d’un instant, chacun, plein de confiance dans le pilote, se fut-il accoudé à sa façon, et eut-il essayé de profiter du conseil donné par Athos, qui, assis au gouvernail et les yeux fixés sur le ciel, où sans doute il cherchait non seulement le chemin de la France, mais encore le visage de Dieu, demeura seul, comme il l’avait promis, pensif et éveillé, dirigeant la petite barque dans la voie qu’elle devait suivre.

Après quelques heures de sommeil, les voyageurs furent réveillés par Athos. Les premières lueurs du jour venaient de blanchir la mer bleuâtre, et à dix portées de mousquet à peu près vers l’avant on apercevait une masse noire au-dessus de laquelle se déployait une voile triangulaire fine et allongée comme l’aile d’une hirondelle.