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Page:Dumas - Vingt ans après, 1846.djvu/568

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— Une barque ! dirent d’une même voix les quatre amis, tandis que les laquais, de leur côté, exprimaient aussi leur joie sur des tons différents.

C’était en effet une flûte dunkerquoise qui faisait voile vers Boulogne.

Les quatre maîtres, Blaisois et Mousqueton, unirent leurs voix en un seul cri qui vibra sur la surface élastique des flots, tandis que Grimaud, sans rien dire, mettait son chapeau au bout de sa rame pour attirer les regards de ceux qu’allait frapper le son de la voix. Un quart-d’heure après, le canot de cette flûte les remorquait ; ils mettaient le pied sur le pont du petit bâtiment. Grimaud offrait vingt guinées au patron de la part de son maître, et à neuf heures du matin, par un bon vent, nos Français mettaient le pied sur le sol de la patrie.

— Morbleu ! qu’on est fort là-dessus ! dit Porthos en enfonçant ses larges pieds dans le sable. Qu’on vienne me chercher noise maintenant, me regarder de travers ou me chatouiller, et l’on verra à qui l’on a affaire ! Morbleu ! je défierais tout un royaume !

— Et moi, dit d’Artagnan, je vous engage à ne pas faire sonner ce défi trop haut, Porthos, car il me semble qu’on nous regarde beaucoup par ici.

— Pardieu ! dit Porthos, on nous admire.

— Eh bien ! moi, répondit d’Artagnan, je n’y mets point d’amour-propre, je vous jure, Porthos ! Seulement j’aperçois des hommes en robe noire, et dans notre situation les hommes en robe noire m’épouvantent, je l’avoue.

— Ce sont les greffiers des marchandises du port, dit Aramis.

— Sous l’autre cardinal, sous le grand, dit Athos, on eût plus fait attention à nous qu’aux marchandises. Mais sous celui-ci, tranquillisez-vous, amis, on fera plus attention aux marchandises qu’à nous.

— Je ne m’y fie pas, dit d’Artagnan, et je gagne les dunes.

— Pourquoi pas la ville ? dit Porthos ; j’aimerais mieux une bonne auberge que ces affreux déserts de sable que Dieu a créés pour les lapins seulement. D’ailleurs j’ai faim, moi.

— Faites comme vous voudrez, Porthos, dit d’Artagnan ; mais, quant à moi, je suis convaincu que ce qu’il y a de plus sûr pour des hommes dans notre situation, c’est la rase campagne.

Et d’Artagnan, certain de réunir la majorité, s’enfonça dans les dunes sans attendre la réponse de Porthos. La petite troupe le suivit et disparut bientôt avec lui derrière les monticules de sable, non sans avoir attiré sur elle l’attention publique.

— Maintenant, dit Aramis quand on eut fait un quart de lieue à peu près, causons.

— Non pas, dit d’Artagnan, fuyons. Nous avons échappé à Cromwell, à Mordaunt, à la mer, trois abîmes qui voulaient nous dévorer ; nous n’échapperons pas au sieur Mazarin.

— Vous avez raison, d’Artagnan, dit Aramis, et mon avis est que, pour plus de sécurité même, nous nous séparions.

— Oui, oui, Aramis, dit d’Artagnan, séparons-nous.

Porthos voulut parler pour s’opposer à cette résolution, mais d’Artagnan lui fit comprendre, en lui serrant la main, qu’il devait se taire. Porthos était fort obéissant à ces signes de son compagnon, dont avec sa bonhomie ordinaire il reconnaissait la supériorité intellectuelle. Il renfonça donc les paroles qui allaient sortir de sa bouche.

— Mais pourquoi nous séparer ? dit Athos.

— Parce que, dit d’Artagnan, nous avons été envoyés à Cromwell par M. de Mazarin, Porthos et moi, et qu’au lieu de servir Cromwell nous avons servi le roi Charles Ier, ce qui n’est pas du tout la