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Page:Dumas - Vingt ans après, 1846.djvu/570

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dans un moment qui n’est pas sans danger deux amis comme vous et Aramis ?

— Non, dit Athos ; aussi venez dans mes bras, mon fils !

— Mordieu ! dit Porthos en sanglotant, je crois que je pleure ; comme c’est bête !

Et les quatre amis se jetèrent en un seul groupe dans les bras les uns des autres. Ces quatre hommes réunis par l’étreinte fraternelle, n’eurent certes qu’une âme en ce moment.

Blaisois et Grimaud devaient suivre Athos et Aramis. Mousqueton suffisait à Porthos et à d’Artagnan.

On partagea, comme on avait toujours fait, l’argent avec une fraternelle régularité ; puis, après s’être individuellement serré la main et s’être mutuellement réitéré l’assurance d’une amitié éternelle, les quatre gentilshommes se séparèrent pour prendre chacun la route convenue, non sans se retourner, non sans se renvoyer encore d’affectueuses paroles que répétaient les échos de la dune… Enfin ils se perdirent de vue.

— Sacrebleu, d’Artagnan, dit Porthos, il faut que je vous dise cela tout de suite, car je ne saurais jamais garder sur le cœur quelque chose contre vous. Je ne vous ai pas reconnu dans cette circonstance !

— Pourquoi ? demanda d’Artagnan avec son fin sourire.

— Parce que si, comme vous le dites, Athos et Aramis courent un véritable danger, ce n’est pas le moment de les abandonner. Moi, je vous avoue que j’étais tout prêt à les suivre et que je le suis encore à les rejoindre malgré tous les Mazarins de la terre.

— Vous auriez raison, Porthos, s’il en était ainsi, dit d’Artagnan ; mais apprenez une toute petite chose, qui cependant, toute petite qu’elle est, va changer le cours de vos idées : c’est que ce ne sont pas ces messieurs qui courent le plus grave danger, c’est nous ; c’est que ce n’est point pour les abandonner que nous les quittons, mais pour ne pas les compromettre.

— Vrai ? dit Porthos en ouvrant de grands yeux étonnés.

— Eh ! sans doute : qu’ils soient arrêtés, il y va pour eux de la Bastille tout simplement ; que nous le soyons, nous, il y va de la place de Grève.

— Oh ! oh ! dit Porthos, il y a loin de là à cette couronne de baron que vous me promettiez, d’Artagnan !

— Bah ! pas si loin que vous croyez, peut-être, Porthos ; vous connaissez le proverbe : Tout chemin mène à Rome.

— Mais pourquoi courons-nous des dangers plus grands que ceux que courent Athos et Aramis ? demanda Porthos.

— Parce qu’ils n’ont fait, eux, que de suivre la mission qu’ils avaient reçue de la reine Henriette, et que nous avons trahi, nous, celle que nous avons reçue de Mazarin : parce que, partis comme messagers à Cromwell, nous sommes devenus partisans du roi Charles ; parce que, au lieu de concourir à faire tomber sa tête royale condamnée par ces cuistres qu’on appelle MM. Mazarin, Cromwell, Joyce, Pridge, Fairfax, etc., etc., nous avons failli le sauver.

— C’est ma foi vrai, dit Porthos ; mais comment voulez-vous, mon cher ami, qu’au milieu de ces grandes préoccupations le général Cromwell ait eu le temps de penser…

— Cromwell pense à tout, Cromwell a du temps pour tout ; et, croyez-moi, cher ami, ne perdons pas le nôtre, il est précieux. Nous ne serons en sûreté qu’après avoir vu Mazarin, et encore…

— Diable ! dit Porthos, et que lui dirons-nous, à Mazarin ?

— Laissez-moi faire, j’ai mon plan ; rira bien qui rira le dernier. M. Cromwell est bien fort ; M. Mazarin est bien rusé, mais j’aime encore mieux faire de la diplomatie