Page:Dumas - Vingt ans après, 1846.djvu/569

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même chose. En revenant avec MM. de la Fère et d’Herblay, notre crime est avéré ; en revenant seuls, notre crime demeure à l’état de doute, et avec le doute on mène les hommes très loin. Or, je veux faire voir du pays à M. de Mazarin, moi.

— Tiens, dit Porthos, c’est vrai.

— Vous oubliez, dit Athos, que nous sommes vos prisonniers, que nous ne nous regardons pas du tout comme dégagés de notre parole envers vous, et qu’en nous ramenant prisonniers à Paris…

— En vérité, Athos, interrompit d’Artagnan, je suis fâché qu’un homme d’esprit comme vous dise toujours des pauvretés dont rougiraient des écoliers de troisième. Chevalier, continua d’Artagnan en s’adressant à Aramis, qui, campé fièrement sur son épée, semblait, quoiqu’il eût d’abord émis une opinion contraire, s’être au premier mot rallié à celle de son compagnon ; chevalier, comprenez donc qu’ici comme toujours mon caractère défiant exagère. Porthos et moi ne risquons rien, au bout du compte. Mais si par hasard cependant on essayait de nous arrêter devant vous, eh bien ! on n’arrêtera pas sept hommes comme on en arrête trois ; les épées verraient le soleil, et l’affaire, mauvaise pour tout le monde, deviendrait une énormité qui nous perdrait tous quatre. D’ailleurs, si malheur arrive à deux de nous, ne vaut-il pas mieux que les deux autres soient en liberté pour tirer ceux-là d’affaire, pour ramper, miner, saper, les délivrer enfin ? Et puis, qui sait si nous n’obtiendrons pas séparément, vous de la reine, nous de Mazarin, un pardon qu’on nous refuserait réunis. Allons, Athos et Aramis, tirez à droite ; vous, Porthos, venez à gauche, avec moi ; laissez ces messieurs filer sur la Normandie, et nous, par la route la plus courte, gagnons Paris.

— Mais si l’on nous enlève en route, comment nous prévenir mutuellement de cette catastrophe ? demanda Aramis.

— Rien de plus facile, répondit d’Artagnan ; convenons d’un itinéraire dont nous ne nous écarterons pas. Gagnez Saint-Valéry, puis Dieppe, puis suivez la route droite de Dieppe à Paris ; nous, nous allons prendre par Abbeville, Amiens, Péronne, Compiègne et Senlis, et dans chaque auberge, dans chaque maison où nous nous arrêterons, nous écrirons sur la muraille avec la pointe du couteau, ou sur la vitre avec le tranchant d’un diamant, un renseignement qui puisse guider les recherches de ceux qui seraient libres.

— Ah ! mon ami, dit Athos, comme j’admirerais les ressources de votre tête, si je ne m’arrêtais pas, pour les adorer, à celles de votre cœur !

Et il tendit la main à d’Artagnan.

— Est-ce que le renard a du génie, Athos ? dit le Gascon avec un mouvement d’épaules. Non, il sait croquer les poules, dépister les chasseurs et retrouver son chemin le jour comme la nuit, voilà tout. Eh bien, est-ce dit ?

— C’est dit.

— Alors, partageons l’argent, reprit d’Artagnan, il doit rester environ deux cents pistoles. Combien reste-t-il, Grimaud ?

— Cent quatre-vingts demi-louis, Monsieur.

— C’est cela. Ah ! vivat ! voilà le soleil ! Bonjour, ami soleil. Quoique tu ne sois pas le même que celui de la Gascogne, je te reconnais ou je fais semblant de te reconnaître. Bonjour. Il y avait bien longtemps que je ne t’avais vu.

— Allons, allons, d’Artagnan, dit Athos, ne faites pas l’esprit fort, vous avez les larmes aux yeux. Soyons toujours francs entre nous, cette franchise dût-elle laisser voir nos bonnes qualités.

— Eh mais, dit d’Artagnan, est-ce que vous croyez, Athos, qu’on quitte de sang-froid et