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Page:Dumas - Vingt ans après, 1846.djvu/60

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pelle… j’étais dans la tranchée. Que me disait-il ? Qu’il habitait une petite terre, oui, c’est bien cela, une petite terre ; mais où ? J’en étais là quand un coup de vent a emporté ma lettre. Autrefois j’eusse été la chercher, quoique le vent l’eût menée à un endroit fort à découvert. Mais la jeunesse est un grand défaut… quand on n’est plus jeune. J’ai laissé ma lettre s’en aller porter l’adresse d’Athos aux Espagnols, qui n’en ont que faire, et qui devraient bien me la renvoyer. Il ne faut donc pas penser à Athos. Voyons… Porthos.

J’ai reçu une lettre de lui ; il m’invitait à une grande chasse dans ses terres pour le mois de septembre 1646. Malheureusement, comme à cette époque j’étais en Béarn à cause de la mort de mon père, la lettre m’y suivit ; j’étais parti quand elle arriva. Mais elle se mit à ma poursuite et toucha à Montmédy quelques jours après que j’avais quitté la ville. Enfin elle me rejoignit au mois d’avril ; mais, comme c’était seulement au mois d’avril 1647 qu’elle me rejoignit, et que l’invitation était pour le mois de septembre 46, je ne pus en profiter. Voyons, cherchons cette lettre ; elle doit être avec mes titres de propriété.

D’Artagnan ouvrit une vieille cassette qui gisait dans un coin de la chambre, pleine de parchemins relatifs à la terre d’Artagnan, qui depuis deux cents ans était entièrement sortie de sa famille, et il poussa un cri de joie : il venait de reconnaître la vaste écriture de Porthos, et, au-dessous, quelques lignes en pattes de mouche tracées par la main sèche de sa digne épouse.

D’Artagnan ne s’amusa point à relire la lettre, il savait ce qu’elle contenait, il courut à l’adresse.

L’adresse était au château du Vallon.

Porthos avait oublié tout autre renseignement. Dans son orgueil il croyait que tout le monde devait connaître le château auquel il avait donné son nom.

— Au diable le vaniteux ! dit d’Artagnan, toujours le même ! il m’allait cependant bien de commencer par lui, attendu qu’il ne devait pas avoir besoin d’argent, lui qui a hérité des huit cent mille livres de M. Coquenard. Allons, voilà le meilleur qui me manque. Athos sera devenu idiot à force de boire. Quant à Aramis, il doit être plongé dans ses pratiques de dévotion.

D’Artagnan jeta encore une fois les yeux sur la lettre de Porthos. Il y avait un post-scriptum, et ce post-scriptum contenait cette phrase :

« J’écris par le même courrier à notre digne Aramis en son couvent. »

— En son couvent ! oui, mais quel couvent ? Il y en a deux cents à Paris et trois mille en France. Et puis, peut-être en se mettant au couvent a-t-il changé une troisième fois de nom. Ah ! si j’étais savant en théologie et que je me souvinsse seulement du sujet de ses thèses qu’il discutait si bien à Crèvecœur, avec le curé de Montdidier et le supérieur des jésuites, je verrais quelle doctrine il affectionne, et je déduirais de là à quel saint il a pu se vouer… Voyons, si j’allais trouver le cardinal et que je lui demandasse un sauf-conduit pour entrer dans tous les couvents possibles, même dans ceux des religieuses ? Ce serait une idée, et peut-être le retrouverais-je là, comme Achille. Oui, mais c’est avouer, dès le début, mon impuissance, et au premier coup je suis perdu dans l’esprit du cardinal. Les grands ne sont reconnaissants que lorsque l’on fait pour eux l’impossible. « Si c’eût été possible, nous disent-ils, je l’eusse fait moi-même. »