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déjà été visitées ; deux ou trois aubergistes avaient déjà été interrogés, sans qu’un seul indice vînt éclairer leurs doutes ou guider leurs recherches, lorsqu’à Montreuil Athos sentit sur la table quelque chose de rude au toucher de ses doigts délicats. Il leva la nappe, et lut sur le bois ces hiéroglyphes, creusés profondément avec la lame d’un couteau :

Port… — d’Art… — 2 février.

— À merveille, dit Athos en faisant voir l’inscription à Aramis ; nous voulions coucher ici, mais c’est inutile. Allons plus loin.

Ils remontèrent à cheval et gagnèrent Abbeville. Là, ils s’arrêtèrent fort perplexes à cause de la grande quantité d’hôtelleries. On ne pouvait pas les visiter toutes. Comment deviner dans laquelle avaient logé ceux que l’on cherchait ?

— Croyez-moi, Athos, dit Aramis, ne songeons pas à rien trouver à Abbeville. Si nous sommes embarrassés, nos amis l’ont été aussi. S’il n’y avait que Porthos, Porthos eût été loger à la plus magnifique hôtellerie, et en nous la faisant indiquer, nous serions sûrs de retrouver trace de son passage. Mais d’Artagnan n’a point de ces faiblesses-là ; Porthos aura eu beau lui faire observer qu’il mourait de faim, il aura continué sa route, inexorable comme le destin, et c’est ailleurs qu’il faut le chercher.

Ils continuèrent donc leur route, mais rien ne se présenta. C’était une tâche des plus pénibles et surtout des plus fastidieuses qu’avaient entreprise là Athos et Aramis, et sans ce triple mobile de l’honneur, de l’amitié et de la reconnaissance, incrusté dans leur âme, nos deux voyageurs eussent cent fois renoncé à fouiller le sable, à interroger les passants, à commenter les signes, à épier les visages.

Ils allèrent ainsi jusqu’à Péronne.

Athos commençait à désespérer. Cette noble et intéressante nature se reprochait cette obscurité dans laquelle Aramis et lui se trouvaient. Sans doute ils avaient mal cherché ; sans doute ils n’avaient pas mis dans leurs questions assez de persistance, dans leurs investigations assez de perspicacité. Ils étaient prêts à retourner sur leurs pas, lorsqu’en traversant le faubourg qui conduisait aux portes de la ville, sur un mur blanc qui faisait l’angle d’une rue tournant autour du rempart, Athos jeta les yeux sur un dessin à la pierre noire qui représentait, avec la naïveté des premières tentatives d’un crayon d’enfant, deux cavaliers galopant avec frénésie ; l’un des deux cavaliers tenait à la main une pancarte où étaient écrits en espagnol ces mots : « On nous suit. »

— Oh ! oh ! dit Athos, voilà qui est clair comme le jour. Tout suivi qu’il était, d’Artagnan se sera arrêté cinq minutes ici ; cela prouve au reste qu’il n’était pas suivi de bien près, et peut-être sera-t-il parvenu à s’échapper.

Aramis secoua la tête.

— S’il était échappé, nous l’aurions revu ou nous en aurions au moins entendu parler.

— Vous avez raison, Aramis ; continuons.

Dire l’inquiétude et l’impatience des deux gentilshommes serait chose impossible. L’inquiétude était pour le cœur tendre et amical d’Athos ; l’impatience était pour l’esprit nerveux et si facile à égarer d’Aramis. Aussi galopèrent-ils tous deux pendant trois ou quatre heures avec la frénésie des deux cavaliers de la muraille. Tout à coup, dans une gorge étroite, resserrée entre deux talus, ils