Page:Dumas - Vingt ans après, 1846.djvu/606

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virent la route à moitié barrée par une énorme pierre. Sa place primitive était indiquée sur un des côtés du talus, et l’espèce d’alvéole qu’elle y avait laissé, par suite de l’extraction, prouvait qu’elle n’avait pu rouler toute seule, tandis que sa pesanteur indiquait qu’il avait fallu pour la faire mouvoir, le bras d’un Encelade ou d’un Briarée… Aramis s’arrêta.

— Oh ! dit-il en regardant la pierre, il y a là-dedans de l’Ajax de Télamon ou du Porthos. Descendons, s’il vous plaît, comte, et examinons ce rocher.

Tous deux descendirent. La pierre avait été apportée dans le but évident de barrer le chemin à des cavaliers. Elle avait donc été placée d’abord en travers ; puis les cavaliers avaient trouvé cet obstacle, étaient descendus et l’avaient écarté.

Les deux amis examinèrent la pierre de tous les côtés exposés à la lumière : elle n’offrait rien d’extraordinaire. Ils appelèrent alors Blaisois et Grimaud. À eux quatre, ils parvinrent à retourner le rocher. Sur le côté qui touchait la terre était écrit :

« Huit chevau-légers nous poursuivent. Si nous arrivons jusqu’à Compiègne, nous nous arrêterons au Paon-Couronné ; l’hôte est de nos amis. »

— Voilà quelque chose de positif, dit Athos, et dans l’un ou l’autre cas nous saurons à quoi nous en tenir. Allons donc au Paon-Couronné.

— Oui, dit Aramis ; mais si nous voulons y arriver, donnons quelque relâche à nos chevaux ; ils sont presque fourbus.

Aramis disait vrai. On s’arrêta au premier bouchon ; on fit avaler à chaque cheval double mesure d’avoine détrempée dans du vin ; on leur donna trois heures de repos et l’on se remit en route. Les hommes eux-mêmes étaient écrasés de fatigue, mais l’espérance les soutenait.

Six heures après, Athos et Aramis entraient à Compiègne et s’informaient du Paon-Couronné. On leur montra une enseigne représentant le dieu Paon avec une couronne sur la tête. Les deux amis descendirent de cheval sans s’arrêter autrement à la prétention de l’enseigne, que, dans un autre temps, Aramis eût fort critiquée. Ils trouvèrent un brave homme d’hôtelier, chauve et pansu comme un magot de la Chine, auquel ils demandèrent s’il n’avait pas logé plus ou moins longtemps deux gentilshommes poursuivis par des chevau-légers. L’hôte, sans rien répondre, alla chercher dans un bahut une moitié de lame de rapière.

— Connaissez-vous cela ? dit-il.

Athos ne fit que jeter un coup d’œil sur cette lame.

— C’est l’épée de d’Artagnan, dit-il.

— Du grand ou du petit ? demanda l’hôte.

— Du petit, répondit Athos.

— Je vois que vous êtes des amis de ces messieurs.

— Eh bien ! que leur est-il arrivé ?

— Qu’ils sont entrés dans ma cour avec des chevaux fourbus, et qu’avant qu’ils aient eu le temps de refermer la grande porte huit chevau-légers qui les poursuivaient sont entrés après eux.

— Huit ! dit Aramis, cela m’étonne bien que d’Artagnan et Porthos, deux vaillants de cette nature, se soient laissé arrêter par huit hommes.

— Sans doute, messieurs, et les huit hommes n’en seraient pas venus à bout s’ils n’eussent recruté par la ville une vingtaine de soldats du régiment le royal-italien, en garnison dans cette ville, de sorte que vos deux amis ont été littéralement accablés par le nombre.

— Arrêtés ! dit Athos, et sait-on pourquoi ?

— Non, monsieur, on les a emmenés tout de suite, et ils n’ont eu le temps de me rien dire ; seulement, quand ils