Aller au contenu

Page:Dumas - Vingt ans après, 1846.djvu/626

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Et puis, dit-il, ce n’est pas le tout que de sortir de cette chambre.

— Cher ami, dit Porthos, vous me semblez aujourd’hui d’un peu meilleure humeur qu’hier. Expliquez-moi comment ce n’est pas le tout que de sortir de cette chambre.

— Ce n’est pas le tout, parce que n’ayant ni armes ni mot de passe, nous ne ferons pas cinquante pas dans la cour sans heurter une sentinelle.

— Eh bien ! dit Porthos, nous assommerons la sentinelle et nous aurons ses armes.

— Oui ; mais avant d’être assommée tout à fait (cela a la vie dure, un Suisse), elle poussera un cri ou tout au moins un gémissement qui fera sortir le poste ; nous serons traqués et pris comme des renards, nous qui sommes des lions, et l’on nous jettera dans quelque cul de basse-fosse où nous n’aurons pas même la consolation de voir cet affreux ciel gris de Rueil, qui ne ressemble pas plus au ciel de Tarbes que la lune ne ressemble au soleil. Mordioux ! si nous avions quelqu’un au dehors, quelqu’un qui pût nous donner des renseignements sur la topographie morale et physique de ce château, sur ce que César appelait les mœurs et les lieux, à ce qu’on m’a dit, du moins… Eh ! quand on pense que durant vingt ans, pendant lesquels je ne savais que faire, je n’ai pas eu l’idée d’occuper une de ces heures-là à venir étudier Rueil !

— Qu’est-ce que ça fait ? dit Porthos, allons-nous-en toujours.

— Mon cher, dit d’Artagnan, savez-vous pourquoi les maîtres pâtissiers ne travaillent jamais de leurs mains ?

— Non, dit Porthos, mais je serais flatté de le savoir.

— C’est que devant leurs élèves ils craindraient de faire quelques tartes trop rôties ou quelques crêmes tournées.

— Après ?

— Après, on se moquerait d’eux, et il ne faut jamais qu’on se moque des maîtres pâtissiers.

— Et pourquoi les maîtres pâtissiers à propos de nous ?

— Parce que nous devons, en fait d’aventures, jamais n’avoir d’échec ni prêter à rire de nous. Mais écoutez-moi, Porthos : quoique M. Mordaunt ne fût pas à mépriser, M. Mazarin me paraît bien autrement fort que M. Mordaunt, et nous ne le noierons pas aussi facilement. Observons-nous donc bien et jouons serré, car, ajouta d’Artagnan avec un soupir, à nous deux, nous en valons huit autres peut-être, mais nous ne valons pas les quatre que vous savez.

— C’est vrai, dit Porthos en correspondant par un soupir au soupir de d’Artagnan.

— Eh bien ! Porthos, faites comme moi, promenez-vous de long en large jusqu’à ce qu’une nouvelle de nos amis nous arrive ou qu’une bonne idée nous vienne ; mais ne dormez pas toujours comme vous faites : il n’y a rien qui allourdisse l’esprit comme le sommeil. Quant à ce qui nous attend, c’est peut-être moins grave que nous ne le pensions d’abord. Je ne crois pas que M. de Mazarin songe à nous faire couper la tête, parce qu’on ne nous couperait pas la tête sans procès, que le procès ferait du bruit, que le bruit attirerait nos amis, et qu’alors ils ne laisseraient pas faire M. de Mazarin.

— Que vous raisonnez bien ! dit Porthos avec admiration.

— Mais oui, pas mal, dit d’Artagnan. Et puis, voyez-vous, si l’on ne nous fait pas notre procès, si l’on ne nous coupe pas la tête, il faut qu’on nous garde ici ou qu’on nous transporte ailleurs.

— Oui, il le faut nécessairement, dit Porthos.

— Eh bien ! il est impossible que maître Aramis, ce fin limier, et qu’Athos, ce sage gentilhomme, ne découvrent pas notre retraite ; alors, ma foi, il sera temps.

— Oui, d’autant plus qu’on n’est pas absolument mal ici ; à l’exception d’une chose, cependant.

— De laquelle ?

— Avez-vous remarqué, d’Artagnan, qu’on nous a donné du mouton braisé trois jours de suite ?

— Non, mais s’il s’en présente une quatrième fois,