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gardes les restes de mon souper avec un regard des plus expressifs.

— Oui, monsieur, car le buffet de la voisine était fort mal garni en choses succulentes, et je n’ai mangé depuis hier midi qu’une tartine de pain et de confitures. Quoique je ne méprise pas les douceurs quand elles viennent en leur lieu et place, j’ai trouvé le souper un peu bien léger.

— Pauvre garçon ! dit d’Artagnan ; eh bien ! voyons, remets-toi.

— Ah ! monsieur, vous me sauvez deux fois la vie, dit Planchet.

Et il s’assit à la table, où il commença à dévorer comme aux beaux jours de la rue des Fossoyeurs. D’Artagnan continuait de se promener de long en large ; il cherchait dans son esprit tout le parti qu’il pouvait tirer de Planchet dans les circonstances où il se trouvait. Pendant ce temps Planchet travaillait de son mieux à réparer les heures perdues. Enfin il poussa ce soupir de satisfaction de l’homme affamé, qui indique qu’après avoir pris un premier et solide à-compte, il va faire une petite halte.

— Voyons, dit d’Artagnan, qui pensa que le moment était venu de commencer l’interrogatoire. Procédons par ordre : sais-tu où est Athos ?

— Non, monsieur, répondit Planchet.

— Diable ! Sais-tu où est Porthos ?

— Pas davantage.

— Diable, diable !…

— Et Aramis ?

— Non plus.

— Diable, diable, diable !

— Mais, dit Planchet de son air narquois, je sais où est Bazin.

— Comment ! tu sais où est Bazin ?

— Oui, monsieur.

— Et où est-il ?

— À Notre-Dame.

— Et que fait-il à Notre-Dame ?

— Il est bedeau.

— Bazin bedeau à Notre-Dame ! Tu es sûr ?

— Parfaitement sûr ; je l’ai vu, je lui ai parlé.

— Il doit savoir où est son maître.

— Sans aucun doute.

D’Artagnan réfléchit, puis il prit son manteau et son épée et s’apprêta à sortir.

— Monsieur, dit Planchet d’un air lamentable, m’abandonnez-vous ainsi ? Songez que je n’ai d’espoir qu’en vous !

— Mais on ne viendra pas te chercher ici, dit d’Artagnan.

— Enfin, si on y venait, dit le prudent Planchet, songez que pour les gens de la maison qui ne m’ont pas vu entrer, je suis un voleur.

— C’est juste, dit d’Artagnan ; voyons, parles-tu un patois quelconque ?

— Je parle mieux que cela, Monsieur, dit Planchet, je parle une langue ; je parle flamand.

— Et où diable l’as-tu appris ?

— En Artois, où j’ai fait la guerre deux ans. Écoutez : Goeden morgen, mynheer, ith ben begeeray te weeten the ge sond hects omstand.

— Ce qui veut dire ?

— Bonjour, Monsieur, je m’empresse de m’informer de l’état de votre santé.

— Il appelle cela une langue ! Mais n’importe, dit d’Artagnan, cela tombe à merveille.

D’Artagnan alla à la porte, appela un garçon et lui ordonna de dire à la belle Madeleine de monter.

— Que faites-vous, Monsieur, dit Planchet, vous allez confier notre secret à une femme !

— Sois tranquille, celle-là ne soufflera pas le mot.

En ce moment l’hôtesse entra ; elle accourait l’air riant, s’attendant à trouver d’Artagnan seul ; mais, en apercevant Planchet, elle recula d’un air étonné.

— Ma chère hôtesse, dit d’Artagnan, je vous présente Monsieur votre frère, qui arrive de Flandre, et que je prends pour quelques jours à mon service.

— Mon frère ! dit l’hôtesse de plus en plus étonnée.

— Souhaitez donc le bonjour à