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Porthos demeura muet et immobile… En effet, les deux soldats s’avançaient du côté de la fenêtre en se frottant les mains, car on était, comme nous l’avons dit, au mois de février, et il faisait froid… En ce moment la porte du corps-de-garde se rouvrit et l’on rappela un des soldats… Le soldat quitta son camarade et rentra dans le corps-de-garde.

— Cela va donc toujours ? dit Porthos.

— Mieux que jamais, répondit d’Artagnan. Maintenant, écoutez. Je vais appeler ce soldat et causer avec lui, comme j’ai fait hier avec un de ses camarades, vous rappelez-vous ?

— Oui ; seulement je n’ai pas entendu un mot de ce qu’il disait.

— Le fait est qu’il avait un accent un peu prononcé. Mais ne perdez pas un mot de ce que je vais vous dire : tout est dans l’exécution, Porthos.

— Bon ! l’exécution, c’est mon fort.

— Je le sais pardieu bien ; aussi je compte sur vous.

— Dites.

— Je vais donc appeler le soldat et causer avec lui.

— Vous l’avez déjà dit.

— Je me tournerai à gauche, de sorte qu’il sera placé, lui, à votre droite au moment où il montera sur le banc.

— Mais s’il n’y monte pas !

— Il y montera, soyez tranquille. Au moment où il montera sur le banc, vous allongerez votre bras formidable et le saisirez au cou. Puis l’enlevant comme Tobie enleva le poisson par les ouïes, vous l’introduirez dans notre chambre, en ayant soin de serrer assez fort pour l’empêcher de crier.

— Oui, dit Porthos ; mais si je l’étrangle ?

— D’abord, ce ne sera qu’un Suisse de moins ; mais vous ne l’étranglerez pas, je l’espère. Vous le déposerez tout doucement ici et nous le bâillonnerons et l’attacherons, peu importe où, quelque part enfin. Cela nous fera d’abord un habit d’uniforme et une épée.

— Merveilleux ! dit Porthos en regardant d’Artagnan avec la plus profonde admiration.

— Hein ! fit le Gascon.

— Oui, reprit Porthos en se ravisant ; mais un habit d’uniforme et une épée, ce n’est pas assez pour deux.

— Eh bien ! est-ce qu’il n’a pas son camarade !

— C’est juste, dit Porthos.

— Donc, quand je tousserai, allongez le bras, il sera temps.

— Bon !

Les deux amis prirent chacun le poste indiqué. Placé comme il l’était, Porthos se trouvait entièrement caché dans l’angle de la fenêtre.

— Bon soir, camarade, dit d’Artagnan de sa voix la plus charmante et dans son diapason le plus modéré.

— Ponsoir, monsir, répondit le soldat.

— Il ne fait pas trop chaud à se promener, dit d’Artagnan.

— Brrrroun, fit le soldat.

— Et je crois qu’un verre de vin ne vous serait pas désagréable ?

— Un ferre de fin, il serait le pien fenu.

— Le poisson mord ! le poisson mord ! murmura d’Artagnan à Porthos.

— Je comprends, dit Porthos.

— J’en ai là une bouteille, dit d’Artagnan.

— Une pouteille !

— Oui.

— Une pouteille bleine ?

— Tout entière, et elle est à vous si vous voulez boire à ma santé.

— Ehé ! moi fouloir pien, dit le soldat en s’approchant.

— Allons, venez la prendre, mon ami, dit le Gascon.

— Pien folontiers. Ché grois qu’il y a un panc.

— Oh ! mon Dieu, oui ; on dirait qu’il a été placé là exprès. Montez dessus… Là, bien, c’est cela, mon ami.

Et d’Artagnan toussa.

Au même moment, le bras de Porthos s’abattit ; son poignet d’acier mordit, rapide comme l’éclair et ferme comme une tenaille, le cou du soldat, l’enleva en l’étouffant, l’attira à lui par l’ouverture, au risque de l’écorcher en passant,