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Page:Dumas - Vingt ans après, 1846.djvu/659

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d’être délivré, M. le cardinal serait mort, et Son Éminence est si bien convaincue de la vérité de ce que je dis, qu’elle m’a au contraire prié, dans le cas où je verrais Votre Majesté dans ces dispositions, de faire tout ce que je pourrais pour obtenir qu’elle change de projet.

— Eh bien ! je me contenterai donc de vous faire arrêter.

— Pas davantage, madame, car le cas de mon arrestation est aussi bien prévu que celui de la délivrance du cardinal. Si demain, à une heure fixe, je ne suis pas revenu, après-demain matin M. le cardinal sera conduit à Paris.

— On voit bien, monsieur, que vous vivez, par votre position, loin des hommes et des choses ; car autrement vous sauriez que M. le cardinal a été cinq ou six fois à Paris, et cela depuis que nous en sommes sortis, et qu’il y a vu M. de Beaufort, M. de Bouillon, M. le coadjuteur, M. d’Elbeuf, et que pas un n’a eu l’idée de le faire arrêter.

— Pardon, madame, je sais tout cela ; aussi n’est-ce ni à M. de Beaufort, ni à M. de Bouillon, ni à M. le coadjuteur, ni à M. d’Elbeuf, que mes amis conduiront M. le cardinal, attendu que ces messieurs font la guerre pour leur propre compte, et qu’en leur accordant ce qu’ils désirent M. le cardinal en aurait bon marché ; mais bien au parlement, qu’on peut acheter en détail sans doute, mais que M. de Mazarin lui-même n’est pas assez riche pour acheter en masse.

— Je crois, dit Anne d’Autriche en fixant son regard, qui, dédaigneux chez une femme, devenait terrible chez une reine, je crois que vous menacez la mère de votre roi !

— Madame, dit d’Artagnan, je menace parce qu’on m’y force. Je me grandis parce qu’il faut que je me place à la hauteur des événements et des personnes. Mais croyez bien une chose, madame, aussi vrai qu’il y a un cœur qui bat pour vous dans cette poitrine, croyez bien que vous avez été l’idole constante de notre vie, que nous avons, vous le savez bien, mon Dieu ! risquée vingt fois pour Votre Majesté. Voyons, madame, est-ce que Votre Majesté n’aura pas pitié de ses serviteurs, qui ont depuis vingt ans végété dans l’ombre, sans laisser échapper dans un seul soupir les secrets saints et solennels qu’ils avaient eu le bonheur de partager avec vous ? Regardez-moi, moi qui vous parle, madame, moi que vous accusez d’élever la voix et de prendre un ton menaçant. Que suis-je ? un pauvre officier sans fortune, sans abri, sans avenir, si le regard de ma reine, que j’ai si longtemps cherché, ne se fixe pas un moment sur moi. Regardez M. le comte de la Fère, un type de noblesse, une fleur de la chevalerie ; il a pris parti contre sa reine, ou plutôt, non pas, il a pris parti contre son ministre ; et celui-là n’a pas d’exigences, que je crois. Voyez enfin M. du Vallon, cette âme fidèle, ce bras d’acier, il attend depuis vingt ans de votre bouche un mot qui le fasse par le blason ce qu’il est par le sentiment et par la valeur. Voyez enfin votre peuple, qui est bien quelque chose pour une reine, votre peuple qui vous aime et qui cependant souffre ; que vous aimez et qui cependant a faim ; qui ne demande pas mieux que de vous bénir et qui cependant vous… Non, j’ai tort ; jamais votre peuple ne vous maudira, madame. Eh bien ! dites un mot et tout est fini, et la paix succède à la guerre, la joie aux larmes, le bonheur aux calamités.

Anne d’Autriche regarda avec un certain étonnement le visage martial de d’Artagnan, sur lequel on pouvait lire une expression singulière d’attendrissement.

— Que n’avez-vous dit tout cela avant d’agir ? dit-elle.

— Parce que, madame, il s’agissait de prouver à Votre Majesté une chose dont elle doutait, ce me semble :