Page:Dumas - Vingt ans après, 1846.djvu/660

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c’est que nous avons encore quelque valeur et qu’il est juste qu’on fasse quelque cas de nous.

— Et cette valeur ne reculerait devant rien, à ce que je vois ? dit Anne d’Autriche.

— Elle n’a reculé devant rien dans le passé, dit d’Artagnan ; pourquoi donc ferait-elle moins dans l’avenir ?

— Et cette valeur en cas de refus, et par conséquent en cas de lutte, irait jusqu’à m’enlever moi-même au milieu de ma cour pour me livrer à la Fronde, comme vous voulez livrer mon ministre ?

— Nous n’y avons jamais songé, madame, dit d’Artagnan avec cette forfanterie gasconne qui n’était chez lui que de la naïveté ; mais si nous l’avions résolu entre nous quatre, nous le ferions bien certainement…

— Je devais le savoir, murmura Anne d’Autriche, ce sont des hommes de fer.

— Hélas ! madame, dit d’Artagnan, cela me prouve que c’est seulement d’aujourd’hui que Votre Majesté a une juste idée de nous.

— Bien, dit Anne, mais cette idée, si je l’ai enfin…

— Votre Majesté nous rendra justice. Nous rendant justice, elle ne nous traitera plus comme des hommes vulgaires. Elle verra en moi un ambassadeur digne des hauts intérêts qu’il est chargé de discuter avec vous.

— Où est le traité ?

— Le voici.

Anne d’Autriche jeta les yeux sur le traité que lui présentait d’Artagnan.

— Je n’y vois, dit-elle, que les conditions générales. Les intérêts de M. de Conti, de M. de Beaufort, de M. de Bouillon, de M. d’Elbeuf et de M. le coadjuteur y sont établis. Mais les vôtres ?

— Nous nous rendons justice, madame, tout en nous plaçant à notre hauteur. Nous avons pensé que nos noms n’étaient pas dignes de figurer près de ces grands noms.

— Mais vous, vous n’avez pas renoncé, je présume, à m’exposer vos prétentions de vive voix ?

— Je crois que vous êtes une grande et puissante reine, madame, et qu’il serait indigne de votre grandeur et de votre puissance de ne pas récompenser dignement les bras qui ramèneront Son Éminence à Saint-Germain.

— C’est mon intention, dit la reine ; voyons, parlez.

— Celui qui a traité l’affaire (pardon si je commence par moi, mais il faut bien que je m’accorde l’importance, non pas que j’ai prise, mais qu’on m’a donnée) ; celui qui a traité l’affaire du rachat de M. le cardinal doit être, ce me semble, pour que la récompense ne soit pas au-dessous de Votre Majesté, celui-là doit être fait chef des gardes, quelque chose comme colonel des mousquetaires.

— C’est la place de M. de Tréville que vous me demandez là ?

— La place est vacante, madame, et depuis un an que M. de Tréville l’a quittée, il n’a point été remplacé.

— Mais c’est une des premières charges militaires de la maison du roi !

— M. de Tréville était un simple cadet de Gascogne comme moi, madame, et il a occupé cette charge vingt ans.

— Vous avez réponse à tout, monsieur, dit Anne d’Autriche.

Et elle prit sur un bureau un brevet qu’elle remplit et signa.

— Certes, madame, dit d’Artagnan en prenant le brevet et en s’inclinant, voilà une belle et noble récompense ; mais les choses de ce monde sont pleines d’instabilité, et un homme qui tomberait dans la disgrâce de Votre Majesté perdrait cette charge demain.

— Que voulez-vous donc alors ? dit la reine, rougissant d’être pénétrée par cet esprit aussi subtil que le sien.

— Cent mille écus pour ce pauvre capitaine des mousquetaires, payables le jour où ses services n’agréeront plus à Votre Majesté.

Anne hésita.