Page:Dumas - Vingt ans après, 1846.djvu/667

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part était donc tout à fait insuffisant, et de temps en temps la digue rompue par un flot de peuple avait toutes les peines du monde à se reformer.

À chaque rupture, toute bienveillante d’ailleurs, puisqu’elle tenait au désir qu’avaient les Parisiens de revoir leur roi et leur reine, dont ils étaient privés depuis une année, Anne d’Autriche regardait d’Artagnan avec inquiétude, et celui-ci la rassurait avec un sourire.

Mazarin, qui avait dépensé un millier de louis pour faire crier Vive Mazarin ! et qui n’avait pas estimé les cris qu’il avait entendus à vingt pistoles, regardait aussi avec inquiétude Porthos ; mais le gigantesque garde du corps répondait à ce regard avec une si belle voix de basse : « Soyez tranquille, monseigneur », qu’en effet Mazarin se tranquillisait de plus en plus.

En arrivant au Palais-Royal on trouva la foule plus grande encore ; elle avait afflué sur cette place par toutes les rues adjacentes, et l’on voyait, comme une large rivière houleuse, tout ce populaire venant au-devant de la voiture, et roulant tumultueusement dans la rue Saint-Honoré.

Lorsqu’on arriva sur la place, de grands cris de Vive Leurs Majestés ! retentirent. Mazarin se pencha à la portière. Deux ou trois cris de Vive le cardinal ! saluèrent son apparition ; mais presque aussitôt des sifflets et des huées les étouffèrent impitoyablement. Mazarin pâlit et se jeta précipitamment en arrière.

— Canailles ! murmura Porthos.

D’Artagnan ne dit rien, mais frisa sa moustache avec un geste particulier qui indiquait que sa bile gasconne commençait à s’échauffer.

Anne d’Autriche se pencha à l’oreille du jeune roi et lui dit tout bas :

— Faites un geste gracieux, et adressez quelques mots à M. d’Artagnan, mon fils.

Le jeune roi se pencha à la portière.

— Je ne vous ai pas encore souhaité le bonjour, monsieur d’Artagnan, dit-il, et cependant je vous ai bien reconnu. C’est vous qui étiez derrière les courtines de mon lit, cette nuit où les Parisiens ont voulu me voir dormir.

— Et si le roi le permet, dit d’Artagnan, c’est moi qui serai près de lui toutes les fois qu’il y aura un danger à courir.

— Monsieur, dit Mazarin à Porthos, que feriez-vous si toute le peuple se ruait sur nous ?

— J’en tuerais le plus que je pourrais, monseigneur, dit Porthos.

— Hum ! fit Mazarin, tout brave et tout vigoureux que vous êtes, vous ne pourriez tout tuer.

— C’est vrai, dit Porthos en se haussant sur ses étriers pour mieux découvrir les immensités de la foule, c’est vrai, il y en a beaucoup.

— Je crois que j’aimerais mieux l’autre, dit Mazarin ; et il se rejeta dans le fond du carrosse.

La reine et son ministre avaient raison d’éprouver quelque inquiétude, du moins le dernier. La foule, tout en conservant les apparences du respect et même de l’affection pour le roi et la régente, commençait à s’agiter tumultueusement. On entendait courir de ces rumeurs sourdes qui, quand elles rasent les flots, indiquent la tempête, et qui, lorsqu’elles rasent la multitude, présagent l’émeute.

D’Artagnan se retourna vers les mousquetaires et fit, en clignant de l’œil, un signe imperceptible pour la foule, mais très compréhensible pour cette brave