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Page:Dumas - Vingt ans après, 1846.djvu/73

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tresse de la maison insoucieusement, vanta son vin, qui était d’un horrible cru de Montreuil, lui fit quelques questions sur Noisy, et apprit qu’il n’y avait dans le village que deux maisons de grande apparence, l’une qui appartenait à monseigneur l’archevêque de Paris, et dans laquelle se trouvait en ce moment sa nièce, madame la duchesse de Longueville, l’autre qui était un couvent de jésuites, et qui, selon l’habitude, était la propriété de ces dignes pères ; il n’y avait pas à se tromper.

À quatre heures, d’Artagnan se remit en route, marchant au pas, car il voulait n’arriver qu’à nuit close. Or, quand on marche au pas, à cheval, par une journée d’hiver, par un temps gris, au milieu d’un paysage sans accident, on n’a guère rien de mieux à faire que ce que fait, comme dit La Fontaine, un lièvre dans son gîte : songer ; d’Artagnan songeait donc, et Planchet aussi. Seulement, comme on va le voir, leurs rêveries étaient différentes.

Un mot de l’hôtesse avait imprimé une direction particulière aux pensées de d’Artagnan : ce mot, c’était le nom de Mme de Longueville.

En effet, Mme de Longueville avait tout ce qu’il fallait pour faire songer : c’était une des plus grandes dames du royaume, c’était une des plus belles femmes de la cour. Mariée au vieux duc de Longueville qu’elle n’aimait pas, elle avait d’abord passé pour être la maîtresse de Coligny, qui s’était fait tuer pour elle par le duc de Guise, dans un duel sur la place Royale ; puis on avait parlé d’une amitié un peu trop tendre qu’elle aurait eue pour le prince de Condé, son frère, et qui avait scandalisé les âmes timorées de la cour ; puis enfin, disait-on encore, une haine véritable et profonde avait succédé à cette amitié, et la duchesse de Longueville, en ce moment, avait, disait-on toujours, une liaison politique avec le prince de Marcillac, fils aîné du vieux duc de La Rochefoucault, dont elle était en train de faire un ennemi à M. le duc de Condé, son frère.

D’Artagnan pensait à toutes ces choses-là. Il pensait que lorsqu’il était au Louvre, il avait vu souvent passer devant lui, radieuse et éblouissante, la belle Mme de Longueville. Il pensait à Aramis, qui, sans être plus que lui, avait été autrefois l’amant de Mme de Chevreuse, qui était à l’autre cour ce que Mme de Longueville était à celle-ci. Et il se demandait pourquoi il y a dans le monde des gens qui arrivent à tout ce qu’ils désirent, ceux-ci comme ambition, ceux-là comme amour ; tandis qu’il y en a d’autres qui restent, soit hasard, soit mauvaise fortune, soit empêchement naturel que la nature a mis en eux, à moitié chemin de toutes leurs espérances. Il était forcé de s’avouer que malgré tout son esprit, malgré toute son adresse, il était et resterait probablement de ces derniers, lorsque Planchet s’approcha de lui et lui dit :

— Je parie, monsieur, que vous pensez à la même chose que moi.

— J’en doute, Planchet, dit en souriant d’Artagnan ; mais à quoi penses-tu ? voyons.

— Je pense, monsieur, à ces gens de mauvaise mine qui buvaient dans l’auberge où nous nous sommes arrêtés.

— Toujours prudent, Planchet.

— Monsieur, c’est de l’instinct.

— Eh bien ! voyons, que te dit ton instinct en pareille circonstance ?

— Monsieur, mon instinct me disait que ces gens-là étaient rassemblés dans cette auberge pour un mauvais dessein, et je réfléchissais à ce que mon instinct me disait dans le coin le plus obscur de l’écurie, lorsqu’un homme enveloppé d’un manteau entra dans cette même écurie suivi de deux autres hommes.

— Ah ! ah ! fit d’Artagnan, le