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Page:Dumas - Vingt ans après, 1846.djvu/84

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dans les chapelles, vous désapprenez à fourbir mon épée, j’allume un grand feu de toutes vos images bénites et je vous y fais rôtir.

Bazin, scandalisé, fit un signe de croix avec la bouteille qu’il tenait. Quant à d’Artagnan, plus surpris que jamais du ton et des manières de l’abbé d’Herblay, qui contrastaient si fort avec celles du mousquetaire Aramis, il demeurait les yeux écarquillés en face de son ami.

Bazin couvrit vivement la table d’une nappe damassée, et sur cette nappe rangea tant de choses dorées, parfumées, friandes, que d’Artagnan en demeura tout ébahi.

— Mais vous attendiez donc quelqu’un ? demanda l’officier.

— Heu ! dit Aramis, j’ai toujours un en cas ; puis je savais que vous me cherchiez.

— Par qui ?

— Mais par maître Bazin, qui vous a pris pour le diable, mon cher, et qui est accouru pour me prévenir du danger qui menaçait mon âme si je revoyais aussi mauvaise compagnie qu’un officier de mousquetaires.

— Oh ! Monsieur ! fit Bazin les mains jointes et d’un air suppliant.

— Allons, pas d’hypocrisies ! vous savez que je ne les aime pas. Vous ferez bien mieux d’ouvrir la fenêtre et de descendre un pain, un poulet et une bouteille de vin à votre ami Planchet, qui s’extermine depuis une heure à frapper dans ses mains.

En effet, Planchet, après avoir donné la paille et l’avoine à ses chevaux, était revenu sous la fenêtre et avait répété deux ou trois fois le signal indiqué.

Bazin obéit, attacha au bout d’une corde les trois objets désignés et les descendit à Planchet, qui, n’en demandant pas davantage, se retira aussitôt sous son hangar.

— Maintenant soupons, dit Aramis.

Les deux amis se mirent à table, et Aramis commença à découper poulets, perdreaux et jambons avec une adresse toute gastronomique.

— Peste ! dit d’Artagnan, comme vous vous nourrissez !

— Oui, assez bien : j’ai pour les jours maigres des dispenses de Rome que m’a fait avoir M. le coadjuteur, à cause de ma santé ; puis j’ai pris pour cuisinier l’ex-cuisinier de Lafollone, vous savez ? l’ancien ami du cardinal, ce fameux gourmand qui disait, pour toutes prières, après son dîner : « Mon Dieu, faites-moi la grâce de bien digérer ce que j’ai si bien mangé. »

— Ce qui ne l’a pas empêché de mourir d’indigestion, dit en riant d’Artagnan.

— Que voulez-vous ! reprit Aramis d’un air résigné, on ne peut fuir sa destinée !

— Mais pardon, mon cher, de vous faire la question que je vais vous faire, reprit d’Artagnan.

— Comment donc ! faites, vous savez bien qu’entre nous il ne peut y avoir d’indiscrétion.

— Vous êtes donc devenu riche ?

— Oh ! mon Dieu, non ! je me fais une douzaine de mille livres par an, sans compter un petit bénéfice d’un millier d’écus que m’a fait avoir monsieur le prince.

— Et avec quoi vous faites-vous ces douze mille livres ? dit d’Artagnan : avec vos poèmes ?

— Non, j’ai renoncé à la poésie, excepté pour faire de temps en temps quelque chanson à boire, quelque sonnet galant ou quelque épigramme innocente. Je fais des sermons, mon cher.

— Comment, des sermons ?

— Oh ! mais des sermons prodigieux, voyez-vous ! à ce qu’il paraît, du moins.

— Que vous prêchez ?

— Non, que je vends.

— À qui ?

— À ceux de mes confrères qui visent à être de grands orateurs, donc !

— Ah ! vraiment ? Et