Page:Dumas - Vingt ans après, 1846.djvu/85

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vous n’avez pas été tenté de la gloire pour vous-même ?

— Si fait, mon cher, mais la nature l’a emporté. Quand je suis en chaire et que par hasard une jolie femme me regarde, je la regarde ; si elle sourit, je souris aussi. Alors je bats la campagne ; au lieu de parler des tourments de l’enfer, je parle des joies du paradis. Eh ! tenez, la chose m’est arrivée un jour à l’église Saint-Louis, au Marais. Un cavalier m’a ri au nez, je me suis interrompu pour lui dire qu’il était un sot. Le peuple est sorti pour ramasser des pierres ; mais pendant ce temps j’ai si bien retourné l’esprit des assistants, que c’est lui qu’ils ont lapidé. Il est vrai que le lendemain il s’est présenté chez moi, croyant avoir affaire à un abbé comme tous les abbés.

— Et qu’est-il résulté de sa visite ? dit d’Artagnan en se tenant les côtes de rire.

— Il en est résulté que nous avons pris pour le lendemain soir rendez-vous sur la place royale. Eh ! pardieu ! vous en savez quelque chose.

— Serait-ce par hasard contre cet impertinent que je vous aurais servi de second ? demanda d’Artagnan.

— Justement. Vous avez vu comme je l’ai arrangé.

— En est-il mort ?

— Je n’en sais rien, mais en tout cas je lui avais donné l’absolution in articulo mortis. C’est assez de tuer le corps, sans tuer l’âme.

Bazin fit un signe de désespoir qui voulait dire qu’il approuvait peut-être cette morale, mais qu’il désapprouvait fort le ton dont elle était faite.

— Bazin, mon ami, vous ne remarquez pas que je vous vois dans cette glace et qu’une fois pour toutes je vous ai interdit tout signe d’approbation ou d’improbation. Vous allez donc me faire le plaisir de nous servir le vin d’Espagne et de vous retirer chez vous. D’ailleurs, mon ami d’Artagnan a quelque chose de secret à me dire. N’est-ce pas, d’Artagnan ?

D’Artagnan fit signe de la tête que oui, et Bazin se retira après avoir posé le vin d’Espagne sur la table.

Les deux amis, restés seuls, demeurèrent un instant silencieux en face l’un de l’autre. Aramis semblait attendre une douce digestion. D’Artagnan préparait son exorde. Chacun d’eux, lorsque l’autre ne le regardait pas, risquait un coup d’œil en dessous.

Aramis rompit le premier le silence.