Page:Dumas - Vingt ans après, 1846.djvu/87

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abbaye de 1,000 écus et les 12,000 livres que vous vous faites en vendant des sermons, êtes-vous riche ? Répondez franchement.

— Moi ? je suis gueux comme Job, et en fouillant poches et coffres, je crois que vous ne trouveriez pas ici cent pistoles.

— Peste ! cent pistoles ! se dit tout bas d’Artagnan, il appelle cela être gueux comme Job ! Si je les avais toujours devant moi, je me trouverais riche comme Crésus.

Puis, tout haut :

— Êtes-vous ambitieux ? ajouta-t-il.

— Comme Encelade !

— Eh bien ! mon ami, je vous apporte de quoi être riche, puissant et libre de faire tout ce que vous voudrez.

L’ombre d’un nuage passa sur le front d’Aramis, aussi rapide que celle qui flotte en août sur les blés ; mais si rapide qu’elle fût, d’Artagnan la remarqua.

— Parlez, dit Aramis.

— Encore une question auparavant. Vous occupez-vous de politique ?

Un éclair passa dans les yeux d’Aramis, rapide comme l’ombre qui avait passé sur son front, mais pas si rapide cependant que d’Artagnan ne le vît.

— Non, répondit Aramis.

— Alors toutes propositions vous agréeront, puisque vous n’avez pour le moment d’autre maître que Dieu, dit en riant le Gascon.

— C’est possible.

— Avez-vous, mon cher Aramis, songé quelquefois à ces beaux jours de notre jeunesse que nous passions riant, buvant et nous battant ?

— Oui, certes, et plus d’une fois je les ai regrettés. C’était un heureux temps ! delectabile tempus !

— Eh bien, mon cher, ces beaux jours peuvent renaître, cet heureux temps peut revenir ! J’ai reçu mission d’aller trouver mes compagnons, et j’ai voulu commencer par vous, qui étiez l’âme de notre association.

Aramis s’inclina plus poliment qu’affectueusement.

— Me remettre dans la politique ? dit-il d’une voix mourante et en se renversant sur son fauteuil ; Ah ! cher d’Artagnan, voyez comme je vis régulièrement et à l’aise. Nous avons essuyé l’ingratitude des grands, vous le savez.

— C’est vrai, dit d’Artagnan, mais peut-être les grands se repentent-ils d’avoir été ingrats.

— En ce cas, dit Aramis, ce serait autre chose. Voyons : à tout péché miséricorde. D’ailleurs, vous avez raison sur un point : c’est que si l’envie nous reprenait de nous mêler des affaires d’état, le moment, je crois, serait venu.

— Comment savez-vous cela, vous qui ne vous occupez pas de politique ?

— Eh ! mon Dieu ! sans m’en occuper personnellement, je vis dans un monde où l’on s’en occupe. Tout en cultivant la poésie, tout en faisant l’amour, je me suis lié avec M. Sarazin, qui est à M. de Conti ; avec M. Voiture, qui est au coadjuteur, et avec M. de Bois-Robert, qui, depuis qu’il n’est plus à M. le cardinal de Richelieu, n’est à personne, ou à tout le monde, comme vous voudrez ; en sorte que le mouvement politique ne m’a pas tout à fait échappé.

— Je m’en doutais, dit d’Artagnan.

— Au reste, mon cher, ne prenez tout ce que je vais vous dire que pour paroles de cénobite, d’homme qui parle comme un écho, en répétant purement et simplement ce qu’il a entendu dire, reprit Aramis. J’ai entendu dire que dans ce moment-ci le cardinal Mazarin était fort inquiet de la manière dont marchaient les choses. Il paraît qu’on n’a pas pour ses commandements tout le respect qu’on avait autrefois pour ceux de notre ancien épouvantail, le feu cardinal, dont vous voyez ici le portrait, car, quoi qu’on en ait dit, il faut convenir, mon cher, que