Page:Dumas - Vingt ans après, 1846.djvu/95

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

peine la voûte épaisse des feuilles, et les pieds des vieux chênes, que rejoignaient précipitamment, à la vue des voyageurs, les écureuils agiles, étaient plongés dans l’ombre ; il sortait de toute cette nature matinale un parfum d’herbes, de fleurs et de feuilles qui réjouissait le cœur. D’Artagnan, lassé de l’odeur fétide de Paris, se disait à lui-même que lorsqu’on portait trois noms de terre embrochés les uns aux autres, on devait être bien heureux dans un pareil paradis ; puis il secouait la tête en disant : « Si j’étais Porthos et que d’Artagnan me vînt faire la proposition que je vais faire à Porthos, je sais bien ce que je répondrais à d’Artagnan. »

Quant à Planchet, il ne pensait à rien, il digérait.

À la lisière du bois, d’Artagnan aperçut le chemin indiqué et au bout du chemin les tours d’un immense château féodal.

— Oh ! oh ! murmura-t-il, il me semblait que ce château appartenait à l’ancienne branche d’Orléans. Porthos en aurait-il traité avec le duc de Longueville ?

— Ma foi, Monsieur, dit Planchet, voici des terres bien tenues, et si elles appartiennent à M. Porthos, je lui en ferai mon compliment.

— Peste ! dit d’Artagnan, ne va pas l’appeler Porthos, ni même du Vallon ; appelle-le de Bracieux ou de Pierrefonds. Tu me ferais manquer mon ambassade.

À mesure qu’il approchait du château qui avait d’abord attiré ses regards, d’Artagnan comprenait que ce n’était point là que pouvait habiter son ami : les tours, quoique solides et paraissant bâties d’hier, étaient ouvertes et comme éventrées. On eût dit que quelque géant les avait fendues à coup de hache.

Arrivé à l’extrémité du chemin, d’Artagnan se trouva dominer une charmante vallée, au fond de laquelle on voyait dormir au pied d’un charmant petit lac quelques maisons éparses çà et là et qui semblaient, humbles et couvertes les unes de tuile et les autres de chaume, reconnaître pour seigneur suzerain un joli château bâti vers le commencement du règne de Henri IV, que surmontaient des girouettes seigneuriales. Cette fois, d’Artagnan ne douta pas qu’il ne fût en vue de la demeure de Porthos.

Le chemin conduisait droit à ce joli château, qui était à son aïeul, le château de la montagne, ce qu’un petit-maître de la coterie de M. le duc d’Enghien était à un chevalier bardé de fer du temps de Charles VII ; d’Artagnan mit son cheval au trot et suivit le chemin ; Planchet régla le pas de son coursier sur celui de son maître.

Au bout de dix minutes, d’Artagnan se trouva à l’extrémité d’une allée régulièrement plantée de beaux peupliers, et qui aboutissait à une grille de fer dont les piques et les bandes transversales étaient dorées. Au milieu de cette avenue se tenait une espèce de seigneur habillé de vert et doré comme la grille, lequel était à cheval sur un gros roussin. À sa droite et à sa gauche étaient deux valets galonnés sur toutes les coutures ; bon nombre de croquants assemblés lui rendaient des hommages fort respectueux.

— Ah ! se dit d’Artagnan, serait-ce là le seigneur du Vallon, de Bracieux, de Pierrefonds ? Eh ! mon Dieu ! comme il est recroquevillé depuis qu’il ne s’appelle plus Porthos !

— Ce ne peut être lui, dit Planchet, répondant à ce que d’Artagnan s’était