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Page:Dumas - Vingt ans après, 1846.djvu/96

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dit à lui-même. M. Porthos avait près de six pieds, et celui-là en a cinq à peine.

— Cependant, reprit d’Artagnan, on salue bien bas ce monsieur.

À ces mots, d’Artagnan piqua vers le roussin, l’homme considérable et les valets. À mesure qu’il approchait, il lui semblait reconnaître les traits du personnage.

— Jésus Dieu ! Monsieur, dit Planchet, qui de son côté croyait le reconnaître, serait-il donc possible que ce fût lui ?

À cette exclamation, l’homme à cheval se retourna lentement et d’un air fort noble, et les deux voyageurs purent voir briller dans tout leur éclat les gros yeux, la trogne vermeille et le sourire si éloquent de Mousqueton.

En effet, c’était Mousqueton, Mousqueton gras à lard, croulant de bonne santé, bouffi de bien-être, qui, reconnaissant d’Artagnan, tout au contraire de cet hypocrite de Bazin, se laissa glisser de son roussin par terre et s’approcha chapeau bas vers l’officier, de sorte que les hommages de l’assemblée firent un quart de conversion vers ce nouveau soleil qui éclipsait l’ancien.

— Monsieur d’Artagnan ! Monsieur d’Artagnan ! répétait dans ses joues énormes Mousqueton, tout suant d’allégresse, Monsieur d’Artagnan ! Oh ! quelle joie pour monseigneur et maître, M. du Vallon de Bracieux de Pierrefonds !

— Ce bon Mousqueton ! Il est donc ici, ton maître ?

— Vous êtes sur ses domaines.

— Mais comme te voilà beau, comme te voilà gras, comme te voilà fleuri ! continuait d’Artagnan infatigable à détailler les changements que la bonne fortune avait apportés chez l’ancien affamé.

— Eh ! oui, Dieu merci ! monsieur, dit Mousqueton, je me porte assez bien.

— Mais ne dis-tu donc rien à ton ami Planchet ?

— À mon ami Planchet ! Planchet, serait-ce toi par hasard ? s’écria Mousqueton, les bras ouverts et des larmes plein les yeux.

— Moi-même, dit Planchet toujours prudent, mais je voulais savoir si tu n’étais pas devenu fier.

— Devenu fier avec un ancien ami ! Jamais, Planchet. Tu n’as pas pensé cela ou tu ne connais pas Mousqueton.

— À la bonne heure ! dit Planchet en descendant de son cheval et en tendant à son tour les bras à Mousqueton ; ce n’est pas comme cette canaille de Bazin, qui m’a laissé deux heures sous un hangar sans même faire semblant de me reconnaître.

Et Planchet et Mousqueton s’embrassèrent avec une effusion qui toucha fort les assistants et qui leur fit croire que Planchet était quelque seigneur déguisé, tant ils appréciaient à sa plus haute valeur la position de Mousqueton.

— Et maintenant, monsieur, dit Mousqueton lorsqu’il se fut débarrassé de l’étreinte de Planchet, qui avait inutilement essayé de joindre ses mains derrière le dos de son ami ; et maintenant, monsieur, permettez-moi de vous quitter, car je ne veux pas que mon maître apprenne la nouvelle de votre arrivée par d’autres que par moi ; il ne me pardonnerait pas de m’être laissé devancer.

— Ce cher ami, dit d’Artagnan, évitant de donner à Porthos ni son ancien ni son nouveau nom, il ne m’a donc pas oublié ?

— Oublié ! lui ! s’écria Mousqueton, c’est-à-dire, Monsieur, qu’il n’y a pas de jour que nous ne nous attendions à apprendre que vous étiez nommé maréchal, ou en place de M. de Cassion, ou en place de M. de Bassompierre.

D’Artagnan laissa errer sur ses lèvres un de ces rares sourires mélancoliques