Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 1, 1856.djvu/10

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tendre, un aveugle qui s’imagine voir, un bavard qui parle à tort et à travers. Ce que je dis là n’est pas pour vous humilier ! Dans quelques années, lorsque vos sens commenceront à se développer, vous reconnaîtrez, avec un étonnement extrême, combien j’avais raison de m’expliquer ainsi que je le fais en ce moment ! Dieu veuille pour vous, ce qui est fort douteux, que d’ici là votre triste présomption ne vous soit pas fatale, et ne vous conduise pas à une malheureuse fin !

Le jeune homme avait écouté le Canadien avec une patience et une douceur qui ne lui étaient pas habituelles. Le désir de s’attacher Grandjean motivait cette bienveillance inaccoutumée.

— Brave et savant compagnon, répondit-il en affectant une gaieté presque familière, tout enfant que je suis encore je me sens ce soir un appétit formidable et capable de lutter contre la voracité d’un Indien, Or, mes Mexicains qui achèvent de fumer leur vingtième cigarette, ne songent plus à souper ! Si tu ne t’occupes point de mon repas de ce soir, il est probable que tes sinistres prédictions à mon égard ne tarderont pas à se réaliser ; demain, l’on me trouvera mort de faim.

Une heure après cette conversation du Canadien et de M. Henry, une nuit sans étoiles enveloppait d’une ombre épaisse la forêt Santa-Clara ! Un immense amas de branches mortes et de feuilles sèches, allumé par le Canadien, éclairait de ses flammes inégales et tremblantes la petite troupe des aventuriers, et lui donnait un singulier aspect.

Les branches touffues et serrées des arbres qui s’étendaient, ainsi qu’un impénétrable dôme de verdure, au-dessus du bûcher, condensaient l’éclat de sa flamme, et formaient comme une espèce d’auréole rouge et enfumée d’un bizarre effet !… Encadrés dans ce rayon lumineux, qui les mettait énergiquement en relief, les aventuriers ressemblaient assez à des créations de légende. Un Européen qui se serait trouvé tout à coup transporté au milieu d’eux, n’aurait pu se défendre d’un mouvement d’étonnement et d’effroi.

Les Mexicains, malgré les fatigues de la journée et les préoccupations du lendemain, jouaient une partie de monte. Traga-Mescal était couché par terre ; à quelques pas plus loin, et dans l’ombre, Grandjean, appuyé sur sa carabine, veillait à la sûreté de ses compagnons ; quant à M. Henry, il se promenait lentement sur le bord de la lagune.

Habitué depuis son enfance à la vie nomade, le Canadien y avait acquis une telle expérience qu’il lui suffisait de déployer une médiocre attention pour être une infaillible sentinelle. À la nonchalance de sa pose, à ses yeux à moitié fermés, à l’abandon de son maintien, celui qui n’aurait pas connu ses remarquables aptitudes, n’aurait pas hésité à l’accuser d’une coupable négligence.

Il y avait à peine dix minutes que Grandjean était de faction, lorsqu’il fut arraché tout à coup à sa demi-somnolence par une vive émotion. Son regard, fixe et ardent, sembla vouloir percer les ténèbres ; son corps prit la rigidité du marbre ; son souffle s’arrêta dans sa poitrine, et son cœur, phénomène extraordinaire, cessa presque de battre.

Quelques secondes d’une suprême attention fixèrent ses incertitudes ; il se courba lentement ; puis, malgré sa forte corpulence et l’apparente raideur de ses membres grossièrement musculeux, il se mit à ramper avec la sourde souplesse d’un serpent.

L’arrivée de Grandjean auprès des Mexicains fut si soudaine, qu’elle ressembla presque à une apparition.

— Silence !… pas un cri… pas une exclamation, leur dit-il vivement et à vois basse, prenez vos armes et tenez-vous prêts à agir. Où est don Enrique ?

— Ici, répondit un Mexicain en étendant le bras vers la lagune.

Le Canadien, sans entrer dans aucune autre explication, se dirigea vers l’endroit que lui désignait le Mexicain.

— Monsieur Henry, dit-il en surgissant tout à coup devant le jeune homme, comme s’il sortait de dessous terre, il va y avoir du nouveau… Suivez-moi !…

— Du nouveau, Grandjean ? répéta M. Henry d’une voix parfaitement calme. Quoi donc, je te prie ? Sans doute le sorcier à la carabine enchantée, qui nous apporte le daim qu’il a tué tantôt en notre honneur et que tu as si sottement dédaigné.

— Cette fois, je vous pardonne votre plaisanterie, dit Grandjean, car elle prouve ou une intrépidité, à toute épreuve, ou un amour-propre capable de suppléer à un manque absolu de courage ! Dieu veuille que nous n’ayons affaire qu’à des créatures humaines !

Lorsque le Canadien et M. Henry rejoignirent les Mexicains, ils trouvèrent ces derniers en proie à une inquiétude réelle. Traga-Mescal dormait.

— Si mon ouïe pouvait me tromper, dit Grandjean en jetant un rapide coup d’œil sur l’Indien, je croirais volontiers à une surprise des Peaux-Rouges ; mais le bruit que j’ai entendu n’est produit ni par l’élan d’un animal ni par le pas d’un Indien. Silence… écoutez !…

Grandjean parlait encore, quand un frôlement de branches éveilla toute l’attention des aventuriers ; presque au même moment un sifflement cadencé troubla le silence de la nuit.

— Qui vive ? s’écria M. Henry d’une voix vibrante.

— Ami.

Quien vive ? reprit un Mexicain.

Hombre de paz[1].

Who goes there[2] ? demanda Grandjean.

Friend[3], répondit la voix.

Grandjean, M. Henry et les Mexicains se regardèrent avec étonnement. Aux trois interrogations qui lui avaient été faites dans trois langues différentes, l’invisible personnage avait répondu, avec une telle pureté d’accent, en français, en anglais, en espagnol, que chacun avait cru reconnaître en lui un compatriote.

— Avancez, et ne craignez rien, reprit M, Henry après un léger silence, vous êtes le bienvenu !

— Parbleu ! reprit l’inconnu que l’on n’apercevait pas encore, votre invitation, dont je vous remercie néanmoins, est parfaitement inutile ; je vous apporte un excellent sou-

  1. Homme de paix.
  2. Qui va là ?
  3. Ami.