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— Bien ! votre chiffre ?

Le Batteur d’Estrade réfléchit un instant avant de répondre.

— Vraiment, señor, dit-il, la fierté que vous venez de montrer vous vaut toute mon estime ! Refuser de me traiter en égal et en compagnon, lorsque votre sort repose presque dans mes mains, est le fait d’un caballero de naissance et de courage. Personne n’apprécie plus que moi les hommes de valeur ! J’entends me montrer digne par ma loyauté de vos grands sentiments.

— Terminons, señor Joaquin !

— Mon intention, lorsque je vous ai rencontré ce soir, était de me rendre moi-même à Guaymas ! Vous escorter, ou, si vous le préférez, vous accompagner jusqu’à cette ville, ne m’occasionnera aucun dérangement ; il ne s’agit donc pas de rémunérer mes fatigues, mais bien de savoir à combien vous estimez votre vie ?… Vous hésitez, vous vous taisez ? Ma foi, señor, quelque tort que puisse me causer ma franchise, je n’hésite pas à répondre moi-même à la question que je viens de vous adresser. Votre tempérament irascible, votre indomptable fierté et, par-dessus tout, votre extrême témérité, vous condamnent fatalement à une fin précoce. Vous sauver aujourd’hui, ce n’est probablement que prolonger de peu de jours le cours de votre existence. Vous me donnerez vingt piastres (cent francs), lorsque nous entrerons à Guaymas, et je me considérerai comme restant votre débiteur.

— Soit ! c’est un marché conclu.

— Un dernier mot. J’exige encore une chose…

— Laquelle ?

— Que vous me laissiez une entière liberté d’allures ; que vous ne me demandiez jamais d’explications…

M. Henry hésitait, lorsque Grandjean, qui depuis l’arrivée du Batteur d’Estrade avait observé un rigoureux silence, prit la parole à son tour :

— Señor, s’écria-t-il en s’adressant à M. Henry, la rencontre de Joaquin Dick est pour nous un vrai bienfait de la Providence ! Je connais beaucoup le señor Joaquin de réputation, et je vous déclare que non-seulement je servirai volontiers avec lui, mais que je lui obéirai même s’il le désire…

Le jeune homme, au lieu de répondre au Canadien, se retourna vers le Batteur d’Estrade :

— C’est entendu, dit-il, je m’en rapporte entièrement à Votre loyauté… je ne vous demanderai aucun compte de vos actions.

Joaquin Dick retira alors une cigarette de la poche de sa veste et se pencha vers le foyer ; mais tout à coup, bondissant avec l’impétuosité d’un tigre, il s’élança sur l’Indien Traja-Mescal, toujours endormi.

Un éclair brilla dans l’ombre et un cri de douleur et de rage, presque aussitôt étouffé par un râle, retentit.

— Que faites-vous ? s’écria M. Henry en s’armant instinctivement de sa carabine.


— J’entre en fonctions, répondit froidement le Batteur d’Estrade. Je viens de punir un traître, qui, cette nuit même, devait vous livrer, vous et vos serviteurs, à une horde de Seris !… Eh ! l’ami, continua Joaquin Dick en se retournant vers Grandjean, si votre courage égale votre stature, vous n’êtes pas un compagnon à dédaigner ! Prenez votre rifle et venez avec moi… Il nous faut aller reconnaître la position de l’ennemi.

Le Canadien s’empressa de se rendre à l’invitation du Batteur d’Estrade.

Quelques secondes, plus tard, les deux aventuriers entraient et disparaissaient dans l’intérieur de la forêt.


IV

LE BIENFAITEUR DE SON VILLAGE.


Joaquin Dick avait déployé une telle impétuosité dans l’accomplissement de sa sanglante action ; le meurtre du Seris avait eu lieu d’une façon si soudaine, si inattendue, que M. Henry, surpris, malgré sa rare présence d’esprit, par la rapidité de l’événement, laissa s’éloigner le Batteur d’Estrade, sans en exiger d’autres explications que celles qu’il avait bien voulu donner lui-même.

Quant aux Mexicains, groupés comme des oiseaux de proie autour du cadavre de Traga-Mescal ; ils s’extasiaient sur la beauté de la blessure qui avait causé sa mort.

— Quel magnifique coup de couteau, disait l’un d’eux en croisant les mains d’un air de profonde admiration ! Le cœur, je le parierais, est touché au centre, et pas une goutte de sang n’apparaît au dehors. Il faut avouer qu’il y a des gens bien heureusement doués par la nature. Le señor Joaquin n’a pas volé sa réputation ! Quelle précision !… quelle sûreté de main !

Pendant que l’on rendait ainsi justice à son mérite, le Batteur d’Estrade, suivi par Grandjean, avançait d’un pas sûr et rapide à travers l’inextricable et vigoureuse végétation de la forêt. La marche souple et silencieuse de Joaquin se rapprochait, selon la nature des obstacles qu’il avait à vaincre, de l’allure rampante du serpent ou des fougueux élans du jaguar ; le Canadien, lui, sa lourde carabine d’une main et son large coutelas de l’autre, brisait ou hachait les faisceaux de lianes et les amas, de branches qui s’opposaient à son passage ; du reste, malgré sa grande habitude de ces sortes d’excursions, ce n’était qu’avec une peine extrême et au prix d’efforts inouïs qu’il parvenait à conserver à peu près intacte la faible distance qui le séparait de son étrange compagnon.

Après avoir franchi à peu près deux milles, le Batteur d’Estrade s’arrêta, puis, faisant entendre un sifflement plus prolongé que retentissant, il parut écouter avec attention ; presque aussitôt un hennissement de cheval, poussé à quelques pas des deux aventuriers, s’éleva au milieu du silence de la nuit.

— Tout va bien, dit Joaquin, mon brave Gabilan m’apprend qu’il n’a pas eu à se plaindre de l’importunité des tigres, et me demande la permission de terminer son souper. Soit ; rien ne nous presse… nous pouvons attendre… asseyons-nous !

Le Batteur d’Estrade frappa à plusieurs reprises de la crosse de sa carabine une épaisse touffe d’herbes qui entourait le pied d’un arbre, puis se laissa nonchalamment tomber sur ce siège improvisé.