Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 1, 1856.djvu/19

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c’est-à-dire l’accrocher à une lanterne !… Vaincu par les prières de sa femme ou dominé par la peur, mon père prit passage sur un navire en partance pour le Canada, et arriva sain et sauf à Québec. Je naquis une dizaine d’années plus tard. De mon enfance, je ne vous dirai rien, si ce n’est que ma mère, brave Normande de cœur et d’âme, me berça au bruit des chansons de son pays, et que le premier mot qu’elle m’apprit à bégayer fut celui de Villequier ! Mon père, soit qu’il y eût été contraint par la nécessité, soit plutôt qu’il eût choisi cette carrière de préférence à toute autre, parce qu’elle se rapprochait de sa condition passée, s’était établi trappeur ! Ma mère resta seule chargée de mon éducation ; et Dieu sait que cette tâche ne lui donna pas grand mal ! Elle m’envoyait chaque matin à une école gratuite ; puis, le soir venu, elle me faisait asseoir à côté d’elle, et me racontait jusqu’à une heure avancée de la nuit des histoires du pays. Elle me disait les légendes, les coutumes, les mœurs de sa chère Normandie ; je dois ajouter que je l’écoutais avec un extrême plaisir ! « Mon fils, me répétait-elle chaque fois en terminant, n’oublie point que si le hasard t’a fait naître à Québec, tu n’en es pas moins un enfant de Villequier ! »

Un soir, à mon retour de l’école, je trouvai ma mère dans un état d’exaltation extraordinaire. J’avais alors dix ans. « Louis, me dit-elle, sans me laisser le temps de la questionner, j’ai reçu une lettre du pays… — Une lettre du pays ? répétai-je avec un fort battement de cœur ! Quel bonheur ! montrez-la-moi ! — Tu vas mieux faire que la voir, tu vas me la lire tout haut, me répondit-elle. » Jamais je n’oublierai, dussé-je vivre cent ans, la confusion et le désespoir que me causèrent ces paroles !… Depuis quatre ans que je fréquentais l’école, je n’avais pas encore su vaincre les difficultés de l’alphabet… je ne connaissais que les dix premières lettres. En revanche, je boxais mieux qu’un Anglais, je luttais comme un Français, et je n’aurais pas craint de disputer un prix au rifle avec un tireur kentuckien ! Je dus faire à ma mère l’aveu de mon ignorance. « Quel malheur, me dit-elle, que tu ne saches ni lire ni écrire ; nous aurions pu causer avec les amis de là-bas.

Le lendemain, j’arrivais le premier à l’école ; le soir, je savais toutes mes lettres ; un an après, j’écrivais un peu moins mal que je n’écris aujourd’hui. À partir de ce moment, ma vie, grâce à mes nouveaux talents, se passa plus souvent à Villequier qu’à Québec. J’entretins une correspondance quotidienne avec les nombreux parents et amis de ma famille. Cela dura pendant deux ans, c’est-à-dire jusqu’à la mort de ma mère. Rien ne me retenant plus à Québec, je me mis en route pour rejoindre mon père, alors campé sur la frontière américaine. J’appris, pendant mon voyage, qu’il avait été tué, il y avait un mois, dans une querelle avec des yankees. Ma première intention fut de retourner en France, en Normandie ; mais une fausse honte, dont je m’applaudis aujourd’hui, m’empêcha d’exécuter mon projet. Il me répugnait, de revenir dans ma famille comme un gueux… Ils croiront, pensai-je que c’est la misère qui me ramène à eux. Je restai. Depuis cette époque jusqu’à ce jour, ma vie ne présente rien de bien remarquable et qui vaille la peine d’être raconté, à vous surtout, señor Joaquin, qui connaissez mieux que personne au monde les incidents dont se compose l’existence des aventuriers du Nouveau-Monde. J’ai couru beaucoup de dangers, risqué souvent ma tête et tué pas mal de Peaux Rouges et de yankees ! Mon seul bonheur, l’unique but de tous mes travaux, est de venir en aide aux pays qui ne sont pas heureux ! Les lettres que je reçois de Villequier m’apprennent que l’on y parle souvent de moi et que l’on y attend mon retour, je voulais dire mon arrivée, avec une vive impatience. Du reste, je vous le répète, je fais de mon mieux pour être agréable aux amis. J’ai eu, l’année dernière, la joie de pouvoir offrir une cloche à l’église et de faire réparer l’école des enfants ; il ne se passe guère de mois que je ne sois parrain par procuration ; je donne des conseils aux maris qui se dérangent ; je gronde les femmes coquettes, quelquefois aussi, je paye à un jeune gars amoureux et tombé au sort un remplaçant pour l’armée. Au total, et quoique des milliers de lieues me séparent de Villequier, c’est presque pour moi tout comme si j’y demeurais ! Je compte bien, si par le plus grand des hasards j’arrive à la richesse, mourir au village et être enterré dans le cimetière du presbytère, au milieu de mes parents et de mes amis.

Le Batteur d’Estrade avait écouté le récit de Grandjean avec une attention soutenue. À plusieurs reprises une marque d’étonnement avait plissé son front et une lueur de sensibilité brillé dans ses yeux.

— Vraiment, mon brave compagnon, dit-il, je ne m’attendais nullement à ce que je viens d’entendre ! Je te croyais brutal, violent, vindicatif, âpre au gain et prompt à te servir de ton couteau ou de ta carabine ! J’étais loin de me douter que tes formes peu avenantes cachassent une aussi exquise sensibilité ! Caramba ! je ne conçois réellement pas comment, avec cette nature d’agneau, tu as pu parfois te décider à employer ton rifle et à verser le sang de tes semblables !


— Moi, sensible, seigneurie ! s’écria Grandjean en riant d’un gros rire, vous voulez sans doute vous divertir à mes dépens ? J’ai trop vécu dans la violence pour que la vue du sang me cause la moindre émotion. J’ai dernièrement brûlé la cervelle à un Américain qui se refusait à me payer une piastre qu’il me devait. Je me serai mal expliqué, ou vous ne m’avez pas compris. En dehors de mes pays de Villequier, vous toutefois excepté, je n’aime âme qui vive au monde. Les yankees comme les Mexicains sont, à mes yeux, des bêtes malfaisantes que je tue, quand l’occasion s’en présente, sans la moindre pitié.

— Voilà un correctif qui rend compréhensible et vraisemblable le côté par trop bienveillant de ton caractère, s’écria Joaquin. Vertueux en Normandie, où tu n’as jamais mis les pieds, et bandit en Amérique, où tu te trouves, tu sais garder ta personnalité sans enfreindre les lois de la nature. Quant à ton attachement pour tes pays, je l’accepte fort volontiers, et je m’en rends aisément compte… Tu n’as pas encore vécu parmi eux… À présent que tu m’as appris ce que je désirais savoir sur ton compte ; prête-moi de nouveau toute ton attention. Je recommence mes questions. Où as-tu rencontré M. Henry ? Quel est son nom de famille ? Pourquoi et comment es-tu entré à son service !… La nuit s’avance ; sois bref dans tes réponses.

— J’ai connu M. Henri à San-Francisco, et nous nous sommes rencontrés ensuite à Guaymas. J’ai dû l’avoir entendu appeler par son nom : mais ce nom, je l’ai oublié ! Je