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Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 1, 1856.djvu/18

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— Des preuves positives, certaines, je n’en ai pas, seigneurie ; mais les indices abondent.

— Vraiment ! Et quels sont-ils ?

— Par exemple ; les plus vieux et les plus sages trappeurs, lorsqu’on les interroge sur votre compte, secouent la tête d’une façon mystérieuse, regardent tout autour d’eux, comme s’ils craignaient qu’un personnage invisible n’assistât à l’entretien, et gardent le silence. De temps en temps aussi les échos du désert répètent votre nom ? À quels événements s’est trouvé mêlé le célèbre Batteur d’Estrade ? Nul ne te sait au juste ; mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’un grand triomphe ou une épouvantable catastrophe a eu lieu, et que les mains du señor Joaquin Dick ont versé le sang ou se sont plongées dans l’or !…

À cette réponse du Canadien, Joaquin haussa les épaules d’un air de pitié.

— Le mensonge règne dans les villes, dit-il, et l’exagération au désert ! La vérité n’est nulle part ; quelques combats et quelques duels heureux soutenus contre les Indiens et les yankees ; quelques poignées de pépites d’or ramassées par hasard le long de mon chemin ont suffi, à ce qu’il paraît, pour faire de moi un être fantastique, presque surnaturel ?… Soit !… Que l’on croie ce que l’on voudra ; je ne prendrai certes pas la peine d’accréditer ou de détruire ces contes absurdes : je tiens si peu à l’opinion des hommes !…

Il y avait dans la parole du Batteur d’Estrade un tel accent de vérité, que Grandjean se sentit ébranlé dans sa conviction.

— Du reste, poursuivit Joaquin après une pause de quelques secondes, il ne s’agit pas, en ce moment, de ma très-humble personne, mais bien de toi… Ta patrie est la France, n’est-ce pas ?

— Oui, seigneurie, répondit Grandjean, après une courte hésitation.

— Dans quelle province es-tu né ?

— Dans quelle province je suis né ? répéta machinalement le Canadien, du ton d’un homme qui cherche à gagner du temps.

— Eh bien ! j’attends.

Grandjean dût faire un violent effort sur lui-même pour obéir ; sa langue semblait paralysée.

— Je suis né en Normandie, à Villequier, murmura-t-il d’une voix à peu près inintelligible, et tandis qu’une rougeur de brique envahissait son front et ses joues hâlés par le soleil.

L’embarras du Canadien était manifeste, évident.

— Pourquoi, diable ! te troubles-tu ainsi ? lui dit Joaquin, ma question n’a pourtant rien de bien terrible.

— Je suis troublé, seigneurie, parce que je mens et que je ne sais pas bien mentir, s’écria Grandjean en prenant bravement son parti ; je suis né à Québec, au Canada.

— Ah !… Et quel motif t’a fait choisir le fatigant et périlleux état de chasseur, pire encore : de chercheur d’aventures dans le Nouveau-Monde ? As-tu obéi à un goût personnel, ou bien à une nécessité de position ? N’y avait-il plus de sécurité pour toi au Canada ?

— Je n’ai jamais eu aucun démêlé avec la justice anglaise, seigneurie. Quant à courir la chance d’être quotidiennement mordu par un serpent, scalpé par un Peau-Rouge, ou riflé par un Américain, cela n’a rien de bien agréable, et je ne comprends pas qu’il y ait des gens qui, après avoir amassé une petite fortune, continuent, de gaieté de cœur, à s’exposer à de semblables hasards… Si j’étais riche, je ne resterais pas vingt-quatre heures de plus dans ce triste pays…

Grandjean poussa un bruyant soupir ; Joaquin se mit à sourire, puis après avoir laissé tomber sur son interlocuteur un regard empreint tout à la fois de tristesse et de mépris, il continua :

— Ainsi, c’est l’amour de l’or, la cupidité, pour appeler les choses par leur nom, qui te retient dans une carrière embrassée avec répugnance et suivie avec ennui ? Le contraire m’aurait étonné. Les hommes, à quelque classe de la société qu’ils appartiennent, se ressemblent tous par le fond ; ils ne diffèrent entre eux que par la forme !… Et dis-moi, Grandjean, si la fortune venait frapper un jour à la porte de ta tente, que ferais-tu de ses dons ?… N’en serais-tu pas embarrassé ?…

— Oh ! que non ! s’écria le géant avec explosion.

— Tu pourrais te tromper ! Aimes-tu le luxe ?

— Le luxe ! ma foi, ce mot s’est si rarement présenté à ma pensée, que j’en ai oublié la signification !

— Tes rêves te conduisent-ils près de ces belles et fières Américaines dont les touristes européens chantent si naïvement les vertus ?

— Lorsque je rêve, et cela m’arrive bien rarement, je poursuis des daims, j’évite une embuscade ou je loge une balle dans la tête d’un yankee.

— Alors il faut te ranger dans la catégorie de ces malheureux plus à plaindre qu’à blâmer, qui subissent, véritable maladie, l’influence de l’or et l’aiment pour lui-même : le contact d’une pépite doit te donner la fièvre ?…

— L’or me plaît assez comme métal, mais je lui préfère le plomb ou le fer. Avec l’or on ne confectionne rien d’utile ; avec le fer on forge des canons de carabine, on fabrique des couteaux ; le plomb sert à fondre des balles… Permettez-moi d’ajouter, seigneurie, que votre interrogatoire, au lieu de vous apprendre quelque chose sur mon compte, n’a eu, jusqu’à présent, d’autre résultat que de vous induire en erreur.

Le ton de franchise que mit le géant dans cette réponse sembla surprendre Joaquin, et amena dans son œil intelligent un commencement de curiosité.

— Puisque je t’interroge si maladroitement, dit-il, il est inutile que je poursuive, je te cède la parole. Raconte-moi, le plus brièvement possible, ton passé jusqu’à l’époque où tu es entré au service de M. Henry ; une fois-là, je verrai s’il est nécessaire que je recommence mes questions.

— Qu’il soit fait en tout selon vos désirs, seigneurie ! néanmoins je crois devoir vous avertir que ce récit ne vous offrira rien de bien curieux.

— Pas de préambules, au fait !

— Je possède une nombreuse famille, reprit Grandjean ; mais, de tous mes parents, je n’ai connu que mon père et ma mère. Mon père, lorsque arriva la révolution de 93, était le principal garde-chasse des seigneurs de Villequier. La rigidité qu’il déployait dans l’accomplissement de ses devoirs, la dureté de son caractère et son opiniâtreté invincible, lui avaient suscité beaucoup d’ennemis parmi les braconniers du canton ; aussi voulut-on le traiter en grand seigneur,