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Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 1, 1856.djvu/21

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— N’as-tu pas entendu, pendant cette absence, un coup de feu ?..

— Oui, señor Joaquin, c’est encore vrai, dit le Canadien, de plus en plus étonné. M. Henry, que j’interrogeai plus tard à ce sujet, me répondit qu’il avait tiré sur un buffle, et qu’il l’avait manqué… Pourtant, ses vêtements étaient tachés de sang…

— De mieux en mieux !

— Mais, seigneurie…

— Partons ! interrompit brusquement le Batteur d’Estrade ; Gabilan doit avoir fini de souper, et moi j’ai appris tout ce que je voulais savoir !… Ah ! une recommandation : n’oublie point d’être très-circonspect avec moi pendant toute la durée de notre voyage ; je tiens essentiellement à ce que ton maître ne sache rien de nos relations passées !

Le Batteur d’Estrade se leva de dessus la touffe d’herbe où il était assis, et se remit en route ; Grandjean l’imita, sans se permettre la moindre observation.

Joaquin Dick ne s’était pas trompé en prétendant que Gabilan avait dû terminer son repas ; car, au premier coup de sifflet qu’il donna, l’intelligent animal accourut auprès de lui.

Les gentlemen-riders d’Europe, ces juges omnipotents dont les arrêts sont sans appel dans les questions hippiques, non-seulement ne connaissent pas le cheval, mais ne se doutent même pas des qualités et des aptitudes morales que possède ce noble animal.

Le pur sang anglais est, certes, une merveilleuse et puissante machine humaine, une admirable locomotive vivante, mais rien de plus. Les soins empressés et pour ainsi dire mathématiques dont il est l’objet ; sa vie monotone et dénuée de tout accident, empêchent le développement de son intelligence ; il grandit, court, gagne des prix et meurt sans avoir jamais réellement vécu ; il n’a que fonctionné.

C’est tout le contraire qui a lieu pour le cheval mexicain de l’intérieur des terres. Élevé en plein air, en toute liberté sans avoir jamais eu à subir, l’humiliation et le confort de l’écurie, il gagne sa nourriture à la pointe de son sabot, et ne doit sa sécurité qu’à sa ruse et à sa vigilance. Plus tard, quand sonne pour lui l’heure fatale de la servitude, c’est fier et frémissant d’indignation qu’il accepte la lutte ; les énervantes études du manège ne l’ont pas habitué graduellement à subir le contact de l’homme : aussi n’a-t-il pas à craindre d’être destiné à flatter l’amour-propre d’un fastueux parvenu ; il n’appartiendra qu’à un véritable cavalier : son vainqueur seul sera son maître.

Le respect instinctif qu’éprouve le cheval mexicain pour l’homme qui a su le dompter, ne tarde pas à se changer en reconnaissance, quand il s’aperçoit que celui-ci, au lieu de le traiter comme un vil esclave, lui laisse une grande partie de sa liberté. Peu à peu la généreuse bête devient l’ami dévoué de son maître, vivant de sa vie, s’associant à ses dangers, partageant sa gloire et ses malheurs.

Aussi fût-ce par une affectueuse caresse que Joaquin Dick accueillit son compagnon Gabilan, qui se mit à hennir de joie, et embrassa délicatement du bout de ses grosses lèvres la joue du Batteur d’Estrade.

— Brave et bonne bête ! murmura Grandjean presque attendri.

Le Canadien, s’il considérait les Américains et les Mexicains comme des bêtes malfaisantes, ainsi qu’il le déclarait naguère à Joaquin, ressentait en revanche une sincère sympathie pour les chevaux du Nouveau-Monde. Après ses pays de Villequier, ils étaient les seuls êtres humains, disait-il, qu’il aimât.

Lorsque les deux aventuriers atteignirent les abords du campement, un « Qui vive ? » sonore, prononcé en espagnol, leur apprit que M. Henry et ses gens faisaient bonne garde.

— Eh bien ! señor Joaquin, demanda le jeune homme, qui s’était avancé à la rencontre du Batteur d’Estrade, quel est le résultat de votre excursion ?

— Que nous pouvons dormir cette nuit sans inquiétude, répondit Dick en étendant flegmatiquement son zarape par ferre, à quelques pas du foyer.

— Et l’ennemi ?…

— Ah ! permettez, señor, interrompit Dick en français voici que vous manquez déjà à nos conventions.

— Comment cela ?

— En m’interrogeant lorsque je vous manifeste le désir de me taire.

Le jeune homme fronça le sourcil, puis après un moment de silence :

— Vous êtes dans votre droit, Joaquin, dit-il ; après tout, le laconisme chez un serviteur ne me déplaît pas. Veillerez-vous cette nuit ?

— Je veille toujours, répondit le Batteur d’Estrade en se couchant sur son zarape.

— Même quand le sommeil engourdit vos facultés et abat vos paupières.

Joaquin avait déjà fermé les yeux ; il ne répondit pas.

Le reste de la nuit se passa sans qu’aucun incident, ainsi que l’avait prédit le Mexicain, troublât la sécurité des voyageurs.

Une heure environ avant que le jour n’éclairât l’horizon, la petite troupe des aventuriers pliait ses bagages et se remettait en route, laissant derrière elle le cadavre de Traga-Mescal.

Le Batteur d’Estrade remplaçait l’indien Seris dans son rôle d’éclaireur et de guide : c’était avec une habileté extrême et égale au moins à celle déployée par Traga-Mescal, qu’il s’acquittait de ses fonctions. On eût dit que les obstacles disparaissaient devant lui à mesure qu’il avançait ; Gabilan, la bride flottante sur le cou, secondait les efforts de son maître avec une inconcevable sagacité.

Le soleil, à son zénith, versait ses rayons de plomb fondu sur les cimes flétries des arbres ; pas un souffle d’air n’agitait les feuilles ; tout semblait mort dans la nature, lorsque Joaquin mit pied à terre.

— Señor Enrique, dit-il, voici l’heure de la sieste. Désirez-vous que nous nous arrêtions ? Les chevaux n’avancent plus qu’avec peine ; un peu de repos leur est nécessaire.

— Pas plus nécessaire qu’à nous, répondit le jeune homme ! j’ai, moi, la gorge et la tête en feu !

— C’est, en effet, un rude apprentissage que celui de chercheur d’aventures, dit froidement le Batteur d’Estrade ; j’ai connu plus d’un cœur audacieux, enfermé dans une poitrine de fer, qui a cessé de battre en s’obstinant à cette terrible tâche !…