Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 1, 1856.djvu/22

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— Mais vous, Joaquin, n’êtes-vous point fatigué ?

— Hélas ! señor, la fatigue n’a point prise sur mes nerfs !

— Pourquoi dites-vous : hélas !

— Parce que la fatigue conduit au sommeil, et que le sommeil donne parfois l’oubli !…

— Vous avez donc besoin d’oublier ? demanda M. Henry en regardant fixement le Batteur d’Estrade.

Joaquin soutint avec une parfaite insouciance la fixité de ce regard, ou, pour être plus exact, il sembla ne pas le remarquer.

— Croyez-vous, señor, qu’il existe un homme doué d’assez de résignation et de confiance pour pouvoir songer sans regret à sa jeunesse passée, et envisager sans effroi son avenir ? Quant à moi, lorsque je réfléchis aux ennuis de ma condition présente et aux épreuves qui, selon toutes les probabilités, pèseront sur ma vieillesse, je désirerais ne plus appartenir au monde.

— Joaquin, dit M. Henry en baissant la voix, vous prenez mal votre temps pour vous plaindre !

— Je ne vous comprends pas.

— Le hasard, en vous plaçant sur ma route, pourrait bien avoir assuré votre avenir !

— Quelle belle chose que la jeunesse, dit lentement le Batteur d’Estrade ; à cet âge de bonheur et de folie, on croit à tout, on ne doute de rien !… Me promettre protection lorsque vous êtes vous-même sur la route de l’aventure !… Votre audace, señor, je n’en doute pas, est grande ; votre sang ardent et impétueux, vos qualités sont, je l’admets, des plus remarquables ; mais n’oubliez pas que vous foulez en ce moment sous vos pieds un sol fertile en accidents et parsemé de tombes ignorées et sanglantes !

— Oui, c’est possible ! mais ce sol regorge d’or, interrompit le jeune homme avec un fébrile enthousiasme.

Un sourire d’évidente satisfaction entr’ouvrit les lèvres du Batteur d’Estrade.

— Oh ! murmura-t-il, comme ils sont bien tous les mêmes.

— Joaquin, reprit M. Henry après un assez court silence, ne m’avez-vous pas raconté hier que vous revenez de la rivière de Jaquesila ?

— Vous rappeler ce nom que j’ai laissé tomber une seule fois dans la conversation, nom inconnu de la plupart des habitants de ce pays, et qui, pour vous surtout, nouvel arrivé ne doit avoir aucune signification et ne saurait éveiller aucun souvenir ; c’est là, en vérité, un tour de force inouï de mémoire !

— Ce n’est pas répondre à ma question, Joaquin. Avez-vous, en effet, oui ou non, franchi le rio Jaquesila ?

— Je l’ai côtoyé et franchi.

— Et connaissez-vous les terres qu’il arrose dans son parcours ?

— De ceci, ni moi ni personne n’oserait se vanter !

— Pourquoi donc, Joacquin ?

— C’est que de tous les aventuriers qui ont tenté d’explorer ces vastes régions, pas un seul n’est revenu.

— Ah !… Et pourquoi ne sont-ils pas revenus ?

— Avez-vous jamais vu, señor don Enrique, marcher un cadavre ?

— Ce qui signifie que tous ces aventuriers sont morts sans avoir pu accomplir leur dessein ?

— On le prétend.

— Et ajoute-t-on de quelle façon ils sont morts ? par accident ou de maladie ?

— L’accident est la maladie des bords du Jaquesila.

— En vérité, Joaquin, ce que vous m’apprenez là me donne une furieuse envie de retourner sur mes pas ? Je suis fou des entreprises réputées impossibles, et le mystère exerce un irrésistible attrait sur mon esprit.

— Retournez, señor, vous ne serez pas le premier que j’aurai vu courir de gaieté de cœur à sa perte !

Malgré le tour de badinage que, depuis un instant, le jeune homme avait donné à la conversation, un habile physionomiste aurait soupçonné, à l’intonation affectée de sa voix et au jeu presque insaisissable des muscles de son visage, que cet entretien était pour lui d’un intérêt bien autrement considérable qu’il ne voulait le laisser voir. Le Batteur d’Estrade, occupé à desseller Gabilan, ne songeait pas à observer son interlocuteur.

Voilà qui est fait, dit Joaquin en s’adressant à son cheval dépouillé de tout son harnachement ; allons, bonne chance, ami, tâche de trouver de l’herbe bien fraîche ; prend garde aux corallilos[1] et n’oublie point que nous devons repartir dans trois heures.

Gabilan se mit à hennir joyeusement ; puis, après avoir fièrement secoué sa belle crinière et égratigné de son sabot la terre à plusieurs reprises, il s’élança d’un prodigieux élan dans la forêt.

— Ne craignez-vous point que votre cheval ne revienne plus ? demanda M. Henry stupéfait.

— Gabilan ne plus revenir ? répéta Joaquin Dick d’un air étonné et qui prouvait combien cette question lui semblait étrange ; et pourquoi ne reviendrait-il plus, señor ? Ne l’ai-je pas prévenu que nous devons nous remettre en route dans trois heures ? Oh ! soyez sans inquiétude, Gabilan est l’exactitude en personne ; il n’a jamais, de sa vie entière, été de dix minutes en retard à un rendez-vous ! Mais le temps passe et vous oubliez votre sieste. Or, nous avons à faire aujourd’hui une rude et longue étape, et quelques heures de repos ne sont pas à dédaigner. À revoir, señor.

Le Batteur d’Estrade, sans attendre la réponse de M. Henry, avait jeté sa carabine en bandoulière et se disposait à s’éloigner ; le jeune homme le retint.

— Où allez-vous ainsi, Joaquin ? lui demanda-t-il.

— Chercher le souper de ce soir !

— Vous n’êtes donc pas fatigué, vous ?

— Un Batteur d’Estrade fatigué pour s’être promené pendant une matinée dans une forêt, mériterait d’être et serait hué par les petits enfants !

— Eh bien ! pourquoi alors me conseillez-vous de me livrer au sommeil ? Croyez-vous donc que je vous suis inférieur en force et en énergie ? demanda M. Henry avec une certaine hauteur mêlée de dépit.

  1. Le corallilo est le plus venimeux et le plus dangereux des reptiles du Mexique. Ce serpent, de petite dimension, est revêtu d’une robe aux couleurs admirables et parmi lesquelles domine la nuance du corail ; de là lui vient son nom.