Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 1, 1856.djvu/23

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— Caramba ! oui, je le crois ! Après tout, ce n’est pas votre métier à vous, de ne voir dans la nourriture et le repos que des choses inutiles ou d’agrément !… Ici-bas, chacun a ses habitudes et sa manière de vivre !

Le jeune homme homme considéra pendant un instant la structure délicate, presque grêle du Batteur d’Estrade ; puis un sourire de triomphe et de satisfaction se dessina sur son visage, lorsque son regard glissa ensuite le long de son propre buste nerveux.

— Oh ! je ne me dissimule pas que la nature a été plus généreuse envers vous qu’envers moi, dit Joaquin, à qui le sourire de M. Henry n’avait pas échappé ; seulement, je vous le répète, je possède une chose qui vous manque, l’habitude des privations.

— Partons, señor Joaquin !…

— Quoi ! vous voulez m’accompagner ? vous n’y songez pas !… Comment diable vous y prendrez-vous pour me suivre ?… Vous vous égarerez… c’est sûr !… Enfin, je n’ai pas le droit de vous empêcher de commettre une folie, mais je vous avertis que je ne changerai pas, pour vous être agréable, ma manière de chasser !

— Ne vous occupez pas de moi, Joaquin !

Le jeune homme et le Batteur d’Estrade, abandonnant l’espèce de clairière choisie par ce dernier pour faire reposer la petite troupe, entrèrent dans la partie la plus épaisse et la plus touffue de la forêt.

M. Henry, attentif aux moindres mouvements du Mexicain marchait presque sur ses talons. Quant à Joaquin, s’arrêtant de temps à autre, pour écouter sans doute s’il ne surprendrait pas quelque bruit qui le mit sur la piste d’un gibier, il paraissait avoir complètement oublié la présence de son compagnon.

Bientôt le Batteur d’Estrade disparut derrière un colossal amas de lianes. M. Henry accéléra le pas ; mais retenu par les mailles irrégulières et élastiques de cet inextricable réseau végétal, formé par la nature avec un art bien supérieur à celui que déploie le plus habile pêcheur dans la confection de ses filets, il perdit quelques minutes ; quand il parvint à se dégager de l’obstacle qui l’arrêtait, ce fut en vain que son regard chercha Joaquin Dick. La première intention du jeune homme fut d’appeler le Batteur d’Estrade ; mais la réflexion l’en empêcha : c’eût été reconnaître la supériorité du Mexicain, solliciter son appui, se mettre presque sous sa dépendance.

— Bah ! pensa M. Henry, j’ai un parti plus simple à prendre, c’est de rester ici pendant environ une heure, puis de rejoindre ensuite ma troupe. Je serai censé revenir de la chasse de mon côté.

Vingt minutes ne s’étaient pas encore écoulées depuis qu’il avait pris cette détermination, que le jeune homme, en proie à un malaise moral qu’il essayait de se dissimuler à lui-même, se décidait à regagner le lieu de la sieste. Le lourd silence qui régnait autour de lui commençait à peser sur son imagination. Malgré l’accablante chaleur de l’atmosphère, il se sentait froid au cœur.

Après une demi-heure de marche, il s’étonna de n’être pas encore arrivé, car il se croyait bien certain d’avoir suivi le bon chemin.

— Allons, murmura-t-il avec un geste d’impatience, il est probable que j’ai calculé mal la distance.

Et il accéléra le pas.

Des minutes d’abord, puis des heures s’écoulèrent, et M. Henry dut enfin s’arrêter et s’avouer qu’il était égaré ; des bourdonnements sifflaient dans ses oreilles, une douleur aiguë serrait ses tempes comme dans un étau, des gouttes de sueur perlaient sur son front.

Ceux-là qui n’ont pas vu une forêt vierge d’Amérique ne peuvent s’en faire une idée, même approximative : les poètes auront beau charger leur palette de tous les tons éclatants et les plus chauds, employer les teintes les plus bizarres et les plus fantastiques, ils n’arriveront jamais qu’à ébaucher une pâle caricature de la vérité. Quant à nous, nous n’hésitons pas à le proclamer hautement, les descriptions les mieux réussies que nous ayons lues jusqu’à présent nous ont simplement rappelé la forêt de Fontainebleau ; quelques-unes même ne dépassaient pas la majesté sauvage d’un bois de Boulogne mal entretenu.

La seule comparaison pratique, s’il est permis de s’expliquer ainsi, qui convienne à une forêt vierge, c’est celle de l’Océan. Même immensité, même absence de routes, mêmes dangers !… La faim, la soif et l’incendie ! Quant aux requins qui sillonnent de leur aileron noir la surface de la mer, ils ne sont que trop remplacés, dans les forêts vierges, par la hideuse population des reptiles qui glissent à travers les couches spongieuses d’un sol élastique et factice, uniquement composé de détritus de toutes sortes. Toutefois, l’Océan présente aux voyageurs, sur les forêts vierges, cet avantage, qu’ils embrassent d’un coup d’œil un espace d’une vaste étendue et voient venir de loin le danger. Dans une forêt vierge, c’est le contraire qui a lieu. À vos pieds, sur votre tête, à vos côtés, partout peut se trouver un ennemi. Il est bien rare que l’aventurier ait le temps de se mettre en défense, il n’a pas même toujours la consolation de pouvoir se venger. Tel intrépide soldat qui affronte gaiement la mitraille et ne redoute pas la belle mort du champ de bataille s’arracherait les cheveux de désespoir et tomberait à genoux en se trouvant, à la tombée de la nuit, perdu dans un des vastes océans de verdure du Nouveau-Monde. M. Henry, c’est une justice à lui rendre, était doué d’un courage réel, presque indomptable ; cependant, lorsqu’il s’arrêta, l’imagination haletante, si l’on peut ainsi parler, plutôt que le corps épuisé, il s’avoua qu’il avait peur.

— Misérable que je suis, se dit-il, humilié par cette découverte, n’est-ce donc plus le même cœur qui bat dans ma poitrine ? Ne suis-je plus ce que j’étais autrefois ? Oh ! que tous ceux qui ont tremblé jadis devant un simple froncement de mes sourcils seraient joyeux et se railleraient de moi, s’ils me voyaient à cette heure livré à de si honteuses et puériles angoisses ! Puériles ?… Non… car tomber d’inanition et n’avoir pas assez de force pour repousser les oiseaux de proie qui vous dévorent vivant, doit être un supplice sans nom. Si j’appelais Joaquin à mon aide ?… Non ! non ! que personne ne soit témoin de ma faiblesse ! Marchons ! marchons encore !…

Pendant un laps de temps assez long, le jeune homme avança bravement, au hasard, devant lui ; certains arbres de formes bizarres qu’il croyait reconnaître, une branche