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Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 1, 1856.djvu/30

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homme a bien le droit de se donner de temps en temps, tous les six mois, par exemple !… Tiens ! pourquoi donc le señor Joaquin prend-il à sa gauche ?… ce n’est pas le chemin ! Bon ! le voici qui nous fait signe de venir. Il doit y avoir du nouveau. Il retourne probablement de l’Apache. Allons ! en avant !

Le Canadien enfourcha de nouveau son cheval, car il s’était empressé de mettre pied à terre après que son maître lui eut rapporté sa courte conversation avec le Batteur d’Estrade ; puis, précédé de M. Henry et suivi par les Mexicains, il se rendit à l’appel de Joaquin Dick.

— Eh bien ! señores, dit ce dernier, hâtez-vous donc, ou nous n’arriverons jamais aujourd’hui ! N’oubliez pas que nous avons encore dix-sept lieues à faire avant d’atteindre Guaymas…

— Que parlez-vous de Guaymas ? dit M. Henry, vous n’avez pas, je pense, l’intention d’entrer aujourd’hui dans cette ville ?

— Aujourd’hui, non ; cette nuit, oui.

— Avez-vous perdu la raison, Joaquin ? Vous savez bien que nos chevaux harassés de fatigue, sont incapables de fournir une pareille course. Pourquoi ne pas camper au rancho de la Ventana.

Le Batteur d’Estrade tressaillit.

— Ah ! vous connaissez ce rancho ? dit-il lentement.

— Je sais que l’hospitalité y est douce et que l’on y trouve ce que je n’ai pas goûté depuis bien des jours, un peu de confort.

Joaquin Dick réfléchissait. Sa réponse ne se fit pas longtemps attendre.

— Soit, dit-il, en relevant la tête de l’air d’un homme qui vient de prendre une résolution subite ; nous coucherons cette nuit au rancho de la Ventana. Où diable avais-je donc l’esprit, que je n’aie pas songé plus tôt à cela ?

— Songé à quoi, señor Joaquin ?

— Vous êtes un jeune et beau cavalier, poursuivit le Batteur d’Estrade, sans paraître entendre cette question ; vous lui plairez tout de suite… L’occasion ou le désœuvrement vous feront trouver la petite passable, et vous vous aimerez comme deux tourtereaux !… Ce spectacle me causera une joie extrême et me divertira fort !… C’est convenu… Au rancho de la Ventana !…

Joaquin Djck allongea alors un si furieux coup d’éperon à Gabilan, que le noble animal resta durant quelques secondes comme anéanti ; depuis le jour où il avait été dompté, c’était la première fois que son maître lui faisait sentir son état de servitude ; mais revenant presque aussitôt de sa stupeur, il bondit comme un cerf traqué et enleva Joaquin dans un tourbillon de poussière…

— Qu’a donc aujourd’hui le Batteur d’Estrade ? demanda M. Henry en se rapprochant de Grandjean. Je ne comprends rien à sa conduite, et je suis encore à m’expliquer son langage…

— Le señor Joaquin prend parfois plaisir à s’amuser aux dépens des gens, répondit froidement le Canadien… Attrape, pensa le géant, et laisse-moi maintenant tranquille ! Le fait est que le seigneur Joaquin a été bien bizarre. Je le connais, moi, et je gagerais ma tête que sa feinte gaieté cachait une violente colère ou une grande douleur. Quelle pensée saugrenue traverse mon cerveau !… Aimerait-il Antonia ?… Bah ! c’est impossible ! il y a entre eux une telle différence d’âge ! du reste, ça n’y fait peut-être rien. Bon ! quand je me casserai la tête à réfléchir, à quoi cela m’avancera-t-il ? L’amour, qu’est-ce que c’est que ça ? Je n’y ai jamais, ma foi, songé !… Je ne connais pas le premier mot de toutes ces drôleries-là.

— Ah ! murmurait de son côté Joaquin, insoucieux des bonds prodigieux de Gabilan, se connaîtraient-ils ?… s’aimeraient-ils déjà ?… Insensé que je suis !… Comme si les femmes étaient capables d’aimer !

Un éclat de rire nerveux sortit d’entre les lèvres pâles et serrées du Batteur d’Estrade ; deux grosses larmes coulaient de ses yeux.


VII

LA FILLE DE LA VIERGE.


Le rancho de la Ventana n’avait rien dans son ensemble qui se rapprochât de la lourde et imposante construction des haciendas[1], tout au contraire. La capricieuse et élégante incorrection de son architecture n’appartenait à aucun ordre proprement dit ; elle tenait le milieu entre la villa italienne et la maison de plaisance espagnole ; aucune trace de fortifications ne s’apercevait aux alentours ; cependant les habitants de cette ferme devaient être, en temps de guerre, exposés aux excursions journalières des Indiens, et, en temps de paix, aux visites non moins dangereuses parfois des vagabonds de la prairie. Ce rancho présentait, en outre, cette double particularité, inouïe au Mexique dans l’intérieur des terres et surtout loin des grands centres de population, de murs soigneusement peints à la détrempe, et d’un jardin d’agrément méticuleusement entretenu, malgré ses nombreux et épais massifs de fleurs.

Environ un quart de lieue avant d’atteindre le rancho, Joaquin Dick arrêta Gabilan.

— Pauvre bête, dit-il en caressant de sa main droite le cou nerveux du cheval, pauvre bête, j’ai été tout à l’heure bien brutal envers toi !… Une loi fatale de la nature veut que l’homme, égoïste dans la joie, soit injuste dans la douleur !… La douleur ai-je dit ? m’est-il donc arrivé un malheur ?… Non, certes… non !… Que m’importent les amours de ce M. Henry et d’Antonia !… Je n’aime pas cette enfant… non… j’ai beau examiner froidement, sans forfanterie et sans acheté l’état de mon âme, je n’aime pas, du moins je le crois, Antonia d’amour ! Seulement, si mes passions restent muettes devant son innocence, il y a en elle, soit dans son regard, soit dans le timbre de sa voix, un charme indéfinissable et dont je ne puis m’empêcher de subir l’empire… et puis cette ressemblance extraordinaire avec… parbleu ! avec une infâme créature ! arrière, odieux souvenir qui m’avez donné l’expérience en échange du bonheur !… Bah ! le bonheur n’existe que dans le plaisir !…

  1. Hacienda, majorat du temps de la domination espagnole.