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Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 1, 1856.djvu/29

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peut être… Pourtant qui sait ? ces Apaches sont doués de si déplorables instincts… ils sont si cruels… si ingrats !… Oh ! les misérables ! s’ils ont commis ce crime ; je…

Le Batteur d’Estrade s’arrêta au beau milieu de son court et véhément monologue, leva les épaules et se mettant à sourire :

— Après tout, murmura-t-il, ce serait peut-être un bonheur pour moi !… laissons marcher les événements ! Ce qui est écrit là-haut doit s’accomplir ici-bas !

Il était si évident que les pensées qui préoccupaient Joaquin lui étaient intimes et personnelles, que ni Grandjean, ni les Mexicains, ni M. Henry lui-même n’osèrent l’interroger à ce sujet ; ils sentaient instinctivement que leur curiosité déplacée aurait reçu un mauvais accueil.

À partir de ce moment, le Batteur d’Estrade, lancé sans doute dans un nouvel ordre d’idées, parut ne plus s’occuper de la présence des Apaches. Cependant l’odeur acre et pénétrante de la fumée commençait à incommoder les voyageurs ; l’ennemi ne devait plus être bien loin.

— Grandjean, dit M. Henry en se rapprochant du Canadien, qui, chose inouïe, était monté à cheval, ne penses-tu pas qu’il serait prudent de nous arrêter ? Nous sommes ici sur une élévation que ne domine aucun terrain, du moins à portée de carabine, et où nous n’avons pas à craindre d’être attaqués à l’improviste ?… Toi, pendant que nous ferions halte, tu partirais en éclaireur, pour tâcher de découvrir la position de l’ennemi.

— Votre projet est des plus sensés, monsieur, répondit le Canadien ; je puis même ajouter qu’il est le seul possible et praticable dans l’état actuel des choses. Seulement je refuse entièrement de m’y associer.

— Parce que ?… Ah ! je comprends, le rôle d’éclaireur ne sourit que médiocrement à ton dévouement ?…

— Vous vous trompez du tout au tout, monsieur Henry !… Rien ne me plaît comme d’aller en découverte !… c’est chez moi, une véritable passion, et une passion qui a failli plusieurs fois me coûter ma chevelure !…

— Alors, d’où vient ta résolution ?

— De ce que le señor Joaquin Dick ne m’a donné aucun ordre, et que je ne voudrais pour rien au monde, disposer de ma personne sans son consentement. S’il allait avoir besoin de moi, il ne me pardonnerait jamais mon absence.

— Ne suis-je pas ton maître, celui qui te paye et à qui tu dois obéissance ? s’écria le jeune homme d’un ton sec et hautain.

— Je vous rends des services et vous me donnez quelque argent, cela est incontestable, répondit froidement Grandjean ; mais à l’heure du danger voyez-vous, et lorsqu’il s’agit de ma vie, je ne reconnais pour maître que celui qui m’est supérieur en expérience et en courage ; or, cet homme, en ce moment-ci est le señor Joaquin Dick.

— Il ne semble guère s’occuper de nous, ce merveilleux et infaillible Batteur d’Estrade !

— Tant mieux ; cela prouve que le danger n’est pas imminent !

— Ou qu’il est d’accord avec les Apaches !

— Voilà une méfiance, monsieur Henry, qui, il y a encore quelques jours, ne se serait pas présentée à votre esprit ! Quand je vous disais que vous vous formeriez promptement à l’existence nomade, je n’avais pas tort !… Se méfier est une grande qualité pour ceux qui courent les aventures ; seulement, il vous reste encore à apprendre à placer vos soupçons ; autrement, vous n’aurez jamais un fidèle, et véritable allié !… Soyez sans inquiétude à l’égard du señor Joaquin Dick… je vous réponds de lui sur ma tête !

— Je croyais qu’avant cette fois-ci, tu ne l’avais jamais vu ? dit le jeune homme en observant à la dérobée le Canadien.

— Je n’ai jamais vu non plus l’empereur Napoléon, et je sais pourtant que c’était le plus grand capitaine de son siècle. Il y a des réputations éclatantes, inattaquables, que l’on ne saurait mettre en doute sans avoir perdu le sens commun. Le señor Joaquin compte parmi celles-là. Au reste, qui vous empêche, si vous êtes inquiet, d’aller le consulter ?

— C’est ce que je vais faire ! répondit M. Henry en chatouillant de l’éperon les flancs de son cheval.

Lorsque le jeune homme eut rejoint le Batteur d’Estrade, il dut l’appeler deux fois par son nom avant de parvenir à attirer son attention.

— Que désirez vous, señor ? demanda le Mexicain avec une politesse froide et un peu hautaine que M. Henry ne lui connaissait pas.

— Parbleu ! je désire savoir ; si nous devons, oui ou non, nous préparer au combat ?

— Non, señor !…

— Mais, ces Apaches ?

— Je vous demanderai la permission, señor, de ne pas répondre à cette question, qui entraînerait à sa suite de longues phrases. Je désire, j’ai besoin d’être seul ! L’essentiel pour vous c’est que nous ne soyons pas attaqués ! Eh bien ! je vous jure que l’on ne vous attaquera pas.

Le Batteur d’Estrade, après avoir prononcé ces paroles, lâcha la main à Gabilan qui prit le galop.

Une heure plus tard la troupe des aventuriers atteignait le théâtre de l’incendie ; Grandjean avait eu à moitié raison ; ce n’était ni la ferme de Buenavista, ni celle d’El-Aguage qui étaient la proie des flammes, mais bien seulement une espèce de bourgade abandonnée depuis des années par sa population semi-nomade. Les Apaches s’étaient amusés, voilà tout.

À cette vue, un soupir de satisfaction allégea la poitrine du Batteur d’Estrade d’un poids qui paraissait l’oppresser ; mais presque en même temps un froncement très-prononcé de ses sourcils donnait à supposer que les désirs de son cœur n’étaient pas en harmonie avec les espérances de ses passions, ou les souhaits de sa raison.

— Quel est ce rancho que l’on aperçoit dans le lointain à une lieue environ de nous ? demanda M Henry en désignant du doigt au Canadien un bâtiment de forme assez irrégulière, d’une éclatante blancheur et à moitié enfoui sous un amas de verdure.

— C’est le rancho de la Ventana, celui-là même que je croyais brûlé…

— Mais n’est-ce point justement à ce rancho que nous devons passer la nuit ?

— Oui, monsieur ! et vraiment je n’en suis pas fâché ! S’asseoir une fois par hasard devant une table proprement servie, se coucher dans un lit véritable et pouvoir dormir les deux yeux fermés jusqu’au lendemain sans préoccupation, sont des plaisirs un peu efféminés, j’en conviens, mais qu’un