Aller au contenu

Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 1, 1856.djvu/34

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Ah ! et cette demoiselle Antonia habite seule le rancho de la Ventana ?

— Seule avec ses serviteurs.

— Pourtant ce rancho isolé présente peu de garanties de sécurité, témoin l’apparition actuelle des Apaches dans ces parages-ci.

— Antonia est brave.

— Je ne conteste pas l’intrépidité de cette jeune héroïne, mais la bravoure sans la force constitue plutôt un danger qu’une défense.

— La Fille de la Vierge n’a rien à redouter des Peaux-Rouges ; loin de là. Ils la respectent à l’égal d’un fétiche vivant.

— La fille de la Vierge ! de qui parlez-vous, señor Joaquin ?

— Mais toujours d’Antonia.

— Ah ! on la nomme la fille de la Vierge, cette señorita ! c’est un joli sobriquet d’opéra-comique ! Savez-vous à quelle circonstance elle doit ce surnom ?

— Certes, à une circonstance assez étrange. Il y a sept ans de cela, Antonia, qui était à cette époque une enfant de dix ans, fut enlevée par les Peaux-Rouges…

— C’était débuter de bonne heure.

— Laissez-moi achever. Antonia fut enlevée, dis-je, par les Peaux-Rouges, à la suite de l’incendie et de la dévastation du rancho de la Ventana. La pauvre enfant, jetée en travers sur le cheval de son ravisseur, s’écria dans son effroi : « Ah ! sainte vierge, protégez-moi ! » Au même instant, un orage, qui depuis le matin menaçait d’éclater, se déchaîna avec furie, et l’Indien qui emportait Antonia tomba foudroyé. Dans ce coup de tonnerre, qui avait le mérite de l’à-propos, les indiens crurent voir un miracle, ils se prosternèrent devant Antoniaa, déposèrent à ses pieds le butin qui provenait du pillage du rancho, et s’éloignèrent en la suppliant de ne pas les punir, car ils lui attribuaient un pouvoir occulte et sans bornes. Depuis cette époque jusqu’à ce jour, il y a eu entre les Peaux-Rouges de toutes les tribus et la fille de la Vierge un continuel échange de bons procédés. Antonia prétend que ces Indiens sont, au demeurant, les meilleures gens du monde, et que, si la race blanche ne prenait pas plaisir à les traquer comme des chiens enragés, ils seraient très-doux et inoffensifs. En ceci, je ne vous le cache pas, je suis un peu de l’avis d’Antonia.

Un assez long silence suivit le court récit du Batteur d’Estrade. M. Henry, le coude appuyé sur la table et sa tête dans sa main, paraissait livré à de profondes méditations. Du reste, depuis son arrivée à la ferme, un changement notable, s’était opéré dans ses manières. Ce n’était plus l’homme aux allures impérieuses, au parler bref et tranchant de la forêt Santa-Clara ; il ressemblait plutôt alors à un commensal habituel des meilleurs salons de Paris, qu’à un aventurier de la prairie.

C’était également la première fois que M. Henry adressait la parole au Batteur d’Estrade depuis l’altercation qu’ils avaient eue ensemble.

Le dialogue qu’ils achevaient d’échanger n’indiquait, on vient de le voir, ni acrimonie, ni rancune. Le calme de ces deux hommes n’était-il qu’apparent, et cachait-il encore une sourde haine ? c’est ce que l’observateur le plus profond et le plus sagace n’aurait pu décider.

L’entrée de Panocha dans la salle à manger attira en ce moment les regards des nouveaux venus, et véritablement le señor don Andrès méritait bien cette attention. Sa toilette était des plus remarquables : son chapeau, en fin poil de vigogne, était entouré d’une toquilla d’une grosseur démesurée ; sur cette toquilla, tressée en perles, une main féminine, sans doute, avait semé à profusion des cœurs transpercés d’une flèche et des essaims de colombes frémissantes. Au Mexique, l’allégorie, plus sentimentale qu’ingénieuse, en est encore à l’enfance ; cette toquilla était connue et admirée à vingt lieues à la ronde.

Panocha avait remplacé la veste de travail par un dolman de drap fin d’une couleur bleu de ciel et soutaché d’un mince galon noir sur toutes les coutures. De dessous la veste sortait, en plis bouffis, une chemise de batiste couverte de broderies ; au milieu du jabot brillaient, ou du moins reluisaient, deux gros blocs de cristal de roche mal taillés en forme de diamants et enchâssés dans une abominable monture en cuivre oxydé, Une faja ou ceinture de crêpe de Chine, d’un vert tendre, lui serrait le corps en lui donnant une fine taille de hussard ; les extrémités de cette ceinture étaient garnies d’une frange en or faux ; enfin, des calzoneras en velours grenat, ornées tout le long des jambes d’une rangée de boutons creux et guillochés, suspendus à de longues tiges d’argent, complétaient, avec une paire de bottines jaunes en cuir de Cordoue, le galant déshabillé de l’illustre Panocha.

À l’air de satisfaction qui épanouissait son visage, il était facile de voir que le señor don Andrès Morisco y Malinche y Nabos connaissait sa beauté, et qu’il était fier de son bon goût. Le regard empreint d’une douce commisération qu’il laissa tomber sur M. Henry disait clairement aussi qu’il était revenu de ses sottes alarmes, et qu’il ne craignait plus la concurrence d’un rival.

— Que tu es guapo (ou beau) aujourd’hui, ami Andrès ! s’écria Joaquin, dois-tu donc te rendre à une fête ?

— Je suis tous les jours ainsi, seigneurie, répondit Panocha en regardant sournoisement M. Henry ; cet habillement est mon costume quotidien.

— Mais alors, Antonia doit être folle de toi ?

— J’ignore quels sont les sentiments de la señorita à mon égard, dit Panocha d’un air discret en baissant modestement les yeux. Quand bien même votre supposition serait vraie, señor Joaquin, je ne saurais en convenir ! Ce ne serait pas agir en caballero ! Mais il se fait tard et vous devez avoir faim ; je cours surveiller les apprêts du dîner.


Panocha, ravi de l’effet qu’il venait de produire, salua courtoisement les trois aventuriers, et s’éloigna en se disloquant les hanches par de gracieuses contorsions.

— Quel est cet idiot ? demanda M. Henry en s’adressant à Joaquin.

— C’est le majordome, ou, pour être plus exact, le principal domestique de doña Antonia.

— Et vous croyez que cette jeune fille aime ce grotesque personnage ? continua le jeune homme d’un ton de mauvaise humeur très-prononcé.

— Pourquoi pas ? Andrès, que vous jugez avec vos préjugés et vos souvenirs, serait peut-être grotesque en Europe, mais, ici, nous ne sommes plus en France ! Tel cavalier de noir tout habillé, que les femmes les plus difficiles