Page:Duplessis - Le Batteur d'estrade, 1, 1856.djvu/44

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la pensée ne m’est venue d’attenter à ton repos, de troubler la paix de tes jours… Je t’ai toujours porté une tendresse paternelle, et si tu m’as si souvent trouvé brusque de ton et de manières, c’était une révolte contre le sentiment que tu m’inspirais, et que j’étais humilié et froissé de ne pouvoir vaincre… Pour toi, Antonia, j’ai manqué à un serment de haine !… Aujourd’hui, que des symptômes évidents, irrécusables, m’annoncent que tu es sur le point de subir la fatale métamorphose qui attend toute jeune fille aux premiers bégaiements de son cœur, je dois m’éloigner, sous peine de m’exposer à un remords ou à un tourment. Je n’ose former des souhaits pour ton bonheur ; car je ne crois pas qu’il y ait de bonheur possible ici-bas… et puis, mes souhaits partiraient d’un cœur trop ulcéré pour pouvoir arriver jusqu’au ciel !… Pourtant, j’essayerai de me persuader, lorsque je ne te verrai plus, que tu es heureuse… Adieu, Antonia !…

Joaquin Dick serra la main d’Antonia, et, s’approchant de la jeune fille, il effleura son front d’un baiser.

— Joaquin ; tu es malheureux… tu pleures !… je ne veux pas que tu partes !… s’écria Antonia avec une généreuse émotion, car elle venait de sentir l’humide chaleur d’une larme sur sa main.

— Oh ! merci… merci, mon enfant, murmura le Batteur d’Estrade avec une voix d’une si sympathique douceur, que la jeune fille en fut toute troublée !… Merci, chère enfant… Depuis vingt ans je n’avais pas pleuré !

Alors, après une suprême et pourtant presque insensible hésitation, Joaquin s’éloigna à grands pas.

Deux heures plus tard le rancho de la Ventana était plongé dans une obscurité profonde, aucune lumière ne brillait aux fenêtres, aucun bruit ne s’élevait au milieu du silence de la nuit, et cependant, de tous les habitants ou des hôtes de la ferme, un seul dormait : Grandjean.

Le voyageur qui aurait aperçu en passant cette paisible et calme habitation, enfouie pour ainsi dire dans la solitude aurait certes envié la tranquillité dont devaient jouir ceux qui reposaient sous son toit, et il ne se serait pas douté que là, tout comme dans une ville, s’agitaient des passions et régnait l’insomnie.

Joaquin Dick, couché tout habillé sur son lit, fumait distraitement une cigarette ; son sang, enflammé par la fièvre, affluait à son cerveau, et donnait à sa pensée une fatigante activité.

— Quelles bizarres contradictions présente le cœur humain ! se disait-il. Tantôt, j’ai ressenti une âpre et farouche satisfaction en m’imaginant que les Apaches avaient incendié la ferme et tué Antonia… et voilà maintenant que je tremble à la pensée de laisser cette faible enfant exposée aux entreprises de don Enrique. Serait-ce que j’aimerais mieux voir Antonia morte que flétrie ? Que cet homme prenne garde à lui !… Il a voulu me voler mon or et je lui ai pardonné… S’il touche à ma dernière illusion, il mourra ! Des illusions, moi !… Et pourquoi pas ? Ne voit-on pas tous les jours de pauvres petites fleurs, privées de lumière et de soleil, s’épanouir fraîches et odorantes sur des ruines ? Il n’y a granit si dur qui ne recèle un grain de sable créateur ni cœur si desséché qui ne contienne un germe d’espérance !… Oui, c’est possible… mais on n’a jamais vu pousser des fleurs sur un rocher de glace !… Ah ! tout est en confusion dans mon cœur !…

M. Henry, également retiré dans sa chambre, pensait à Antonia ; le délicieux visage de l’adorable jeune fille, se détachant de l’ombre dans une lumineuse auréole, irritait et exaltait son imagination.

Panocha, étendu par terre sur son zarape, couche qui lui semblait bien préférable au lit qui ornait son appartement de caballero, songeait aux six ours gris tués par M. Henry, et cherchait un moyen qui lui permît, sans trop s’exposer, de combattre un si redoutable adversaire.

Quant aux quatre domestiques mexicains, enfermés ensemble dans une grange, ils déploraient l’arrivée du Batteur d’Estrade, qui les avait empêchés d’assassiner et de dépouiller leur maître.

Des pensées d’amour, de cupidité et de meurtre tourmentaient donc les habitants et les hôtes de ce paisible rancho, qui, vu du dehors, ressemblait à un asile de tranquillité et de paix !

Dès le lever du jour une bruyante animation fit place au silence de la nuit. Les serviteurs mexicains, Grandjean et Joaquin Dick sellaient leurs chevaux et se préparaient à se mettre en route, lorsque M. Henry entra dans le corral. Il appela ses domestiques, et Grandjean remit à chacun d’eux ce qui lui était dû pour ses gages, puis leur déclara qu’il n’avait plus besoin de leurs services. S’approchant ensuite du Batteur d’Estrade, qui déjà était monté à cheval :

— Señor Joaquin, lui dit-il d’un air embarrassé et qui ne lui était pas habituel, il me semble qu’avant de vous éloigner, vous avez un petit compte à régler avec moi ?

— Quel compte ? Ah ! les vingt piastres que vous vous êtes engagé à me donner lors de notre arrivée à Guaymas ! Ce n’était pas pressé… nous sommes gens de revue, vous m’auriez payé une autre fois…

— Croyez-vous, en effet, que nous nous reverrons ! demanda M. Henry en regardant fixement le Batteur d’Estrade.

— Je fais mieux que le croire, j’en suis certain.

— D’où vous vient cette conviction ?

De ce que vous et moi nous marchons dans le même sentier, dans le sentier de l’aventure. N’importe ! Mas vales uno toma que dos te dare[1] ! donnez toujours. Joaquin tendit sa main vers M. Henry, qui lui remit les vingt piastres. Le batteur d’Estrade fit joyeusement sauter les pièces d’argent ; puis, après les avoir examinées une à une, il les glissa dans les larges poches de sa calzonera.

Il y avait une telle vulgarité dans l’action de Joaquin, son contentement paraissait si foncièrement vrai et banal, que M. Henry ne fût pas maître d’un mouvement de surprise.

— Me serais-je grossièrement trompé ? pensa-t-il ; cet homme devrait-il à son contact avec les voyageurs les façons et le langage qui m’ont si fort étonné en lui ? Quoiqu’il en soit, il est audacieux, intelligent et capable… J’espère, señor Joaquin, reprit le jeune homme, si la destinée nous réunit de nouveau, que notre seconde rencontre vous sera plus productive que la première…

— Mais je suis loin de me plaindre de cette rencontre, seigneurie !… D’abord j’y ai gagné vingt piastres ; ensuite

  1. La traduction littérale de ce proverbe, dont nous avons l’équivalent dans notre langue, est : il vaut mieux un prends que deux je te donnerai.